Page:Le Tour du monde - 04.djvu/245

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nous sentîmes poindre l’un et l’autre en nous la terrible tentation de mettre fin à nos souffrances. Tout en préparant nos armes à cet effet, nous vînmes à penser amèrement au foyer de la famille, aux êtres chéris que nous ne devions plus revoir. Ces souvenirs ne tardèrent pas à élever notre âme à Dieu, et l’invocation de son nom, fait à haute voix, ranima notre courage. Au désespoir succéda l’assoupissement, et cette nuit nous dormîmes.


L’étang. — Le puma ou couguar. — La boussole affolée et ses tristes conséquences. — Rencontre d’Indiens. — Combat. — Mort de mon compagnon. — Ma captivité. — Le nouveau Mazeppa. — Mon esclavage.

Notre réveil fut moins triste que les précédents ; nous nous sentîmes moins faibles, mais nos jambes fatiguées ne nous permettaient d’avancer que bien lentement ; nous marchions cependant aiguillonnés par le besoin de nourriture, quand nous eûmes le bonheur de reconnaître un changement dans la nature du sol : sablonneux désormais et planté de hautes touffes d’herbes (cortadères, en indien koëny) qui se trouvent généralement aux abords des étangs, il devenait moins douloureux pour nos pieds saignants. Un peu plus loin, nous atteignîmes effectivement un étang où notre soif brûlante put se satisfaire. C’était beaucoup ; mais à cette première trouvaille il nous en fallait ajouter une seconde, des aliments, sans quoi cette eau, qui nous avait d’abord soulagés, devait rendre l’impression de la faim encore plus insupportable. En conséquence, mon compagnon et moi nous nous mîmes en devoir d’inspecter le pourtour de l’étang, en prenant chacun un côté opposé. Une première exploration était demeurée sans succès, et je revenais découragé lorsqu’un mouvement brusque, qui se fit entendre derrière moi, m’ayant fait tourner la tête, j’aperçus un puma qui épiait mes mouvements. Bien que cet animal n’ait rien dans sa taille et son allure du lion d’Afrique, dont les Américains lui ont donné le nom, ma première impression fut le saisissement ; mon second mouvement fut de faire feu sur cet habitant du désert ; je l’atteignis au poitrail. Rendu furieux par sa blessure, il se traîna vers moi. Heureusement ses forces lui faisaient défaut et il me fut facile de l’achever à l’aide de mon poignard.

M. Guinnard, torturé par les souffrances de la faim, rencontre et tue un puma.

Au bruit de la détonation mon compagnon accourut, et quelques instants après, accroupis autour d’un feu de broussailles, sur lequel nous flambâmes plutôt que nous ne fîmes cuire les quartiers de puma, nous nous gorgeâmes avec voracité de cette chair tout à la fois grasse et coriace, mais qui nous parut délicieuse. Après tant de fatigues et de privations, un repos d’un jour ou deux nous parut indispensable. L’endroit où nous nous trouvions était favorable : nous y fîmes halte. Grâce aux nombreuses touffes d’herbe, il nous fut facile de nous faire un abri et un lit plus convenable que la terre gelée. La fièvre nous quitta le deuxième jour. Mais l’état de nos pieds empirait ; nous ne pouvions les poser à terre sans croire fouler du verre cassé. Nous nous remîmes en route cependant et cheminâmes pendant trois jours encore, durant lesquels nous fûmes assez favorisés pour tuer un lièvre et un daim.

Mais il était écrit que tous les malheurs nous accableraient, et que nous aurions surmonté vainement les terribles épreuves précédentes ; une plus cruelle encore nous attendait. Notre boussole, objet si précieux pour nous, s’était avariée dans les eaux du fleuve où nous avions failli périr, et depuis lors, par une étrange fatalité, nous n’y avions pas pris garde et il était trop tard pour y remédier. Il nous était impossible de ne pas reconnaître, à la seule inspection de notre itinéraire, que nous avions fait fausse route et qu’au lieu de côtoyer le territoire indien, nous nous y étions complétement engagés.

Cette triste certitude était accablante. Nous tentâmes néanmoins de changer de direction en nous rapprochant des montagnes que nous apercevions au loin devant nous ; nous comptions y trouver plus de sécurité ; nous fûmes assez heureux pour les atteindre avant que le temps, déjà menaçant depuis le matin, ne devînt mauvais, et pour nous y construire dans un pli de terrain un petit réduit à l’aide de nombreuses pierres plates qui jonchaient le sol en cet endroit. Là, pendant quarante--