Page:Le Tour du monde - 04.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de parler, même très-imparfaitement, la langue de mes maîtres. Je n’avais qu’une idée fixe, celle de fuir, mais je ne la pouvais mettre à exécution, faute de renseignements indispensables, que par la connaissance usuelle de ce barbare idiome.

Plus d’une année déjà s’était donc écoulée lorsqu’un incident tragique, affreux, vint me donner des leçons de prudence et me commander la plus grande dissimulation. De jeunes Argentins avaient été faits prisonniers comme moi ; leur sort devait être le mien ; la plupart d’entre eux, confiants dans leur habitude de s’orienter dans les pampas voisines de leurs provinces natales et dans leur adresse à dompter les chevaux, tentèrent de recouvrer leur liberté ; mais ces malheureux ayant été repris par les Indiens après une longue poursuite, furent ramenés chez leurs maîtres. Condamnés par ceux-ci à mourir, ils furent placés au milieu d’un cercle d’Indiens à cheval qui les assassinèrent à coups de lances. Je vis les meurtriers retourner, en poussant des hurlements de joie, la pointe de leurs armes dans chacune des blessures dont ils criblaient les corps de leurs victimes. Ils vinrent ensuite défiler devant moi, en me montrant avec affectation leurs armes, le sang de ces infortunés fumant le long du bois de leurs lances, et me menaçant de la même destinée, si je tentais de fuir. Force me fut de concentrer la haineuse douleur que je ressentis de ne pouvoir secourir mes compagnons d’infortune, et mon horreur pour leurs bourreaux s’accrut en raison de l’énormité du crime dont j’avais forcément été le spectateur.

La demande en mariage chez les Patagons (p. 258).

Dieu permit sans doute que le continuel souvenir des miens raffermît mon courage, car les terribles épreuves que j’endurais ne firent qu’agrandir ma volonté de m’affranchir du joug infâme sous lequel j’étais tombé.

Désormais je ne montrai plus qu’un visage calme et impassible, ne donnant cours à ma douleur que dans les rares instants où je me trouvais seul sous l’œil de Dieu. Je m’évertuai à apprendre l’indien ; mes efforts furent récompensés par de rapides progrès ; mais pensant avec raison que les Indiens continueraient à parler librement en ma présence, tant que je paraîtrais ignorer leur langage, je me gardai bien de paraître tendre l’oreille à leurs conversations qui, plus tard, selon ma prévision, me furent d’un grand profit, car les renseignements utiles que j’y puisai contribuèrent à mon évasion.

Cérémonie du percement de l’oreille chez les Patagons (p. 259).

Je vécus trois ans de cette vie cruelle, sans cesse accablé de pensées douloureuses et la plupart des nuits agité par des rêves terribles. Plusieurs fois je tentai de