Page:Le Tour du monde - 04.djvu/263

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vent pouvoir compter. Ils trouvent en eux des guides pour leurs expéditions de pillage et des complices complaisants de toutes leurs fureurs. Aussi leur accordent-ils toute leur confiance.

Cette première correspondance fut donc portée à la frontière par deux Indiens désignés par le cacique. Quelques enfants les accompagnèrent pour transporter les objets destinés à être échangés. Douze ou quinze jours après leur départ, ces mêmes enfants revinrent épuisés de fatigue, la frayeur sur les traits, poussant des cris de détresse. Ils racontèrent qu’après la lecture de la dépêche, les deux envoyés avaient été mis aux fers en attendant la mort, et qu’il était certain que j’avais trompé la confiance générale et communiqué quelques détails sur leurs récentes invasions. Naturellement portés à croire le mal, ces barbares n’eurent plus d’autre volonté que celle de me tuer sur l’heure. Ce fut le cacique qui, me croyant absent, les engagea à ne pas éveiller ma défiance par des cris inaccoutumés ; il leur conseilla même d’attendre au lendemain matin pour exécuter leur projet en choisissant le moment où je serais occupé à rassembler le troupeau. Le hasard voulut que je fusse bien près en ce moment ; grâce aux approches de la nuit, j’entendis cette conversation et je pus me tenir sur mes gardes. Le matin venu, lorsque selon ma coutume, j’allai faire ma ronde, je m’aperçus qu’à l’agile coursier que je montais la veille encore on avait substitué un cheval fort lourd ; je me gardai bien d’en témoigner de la surprise, soit de la voix, soit du geste. Je cheminais lentement sur ce mauvais bidet quand j’aperçus, venant sur moi à toute bride, un parti d’Indiens qui faisaient retentir l’air de leurs sauvages imprécations. Cependant, la distance qui me séparait d’eux était encore fort considérable, et je fus assez heureux pour rencontrer la troupe de chevaux qui, la saison étant fort chaude, venaient d’eux-mêmes se désaltérer de mon côté. Grandes furent ma joie et mon espérance. J’abandonnai mon cheval auquel je retirai la bride pour l’apposer au meilleur coureur de la troupe sur lequel je fus en un instant ; puis, prenant soin d’épouvanter les autres et de les éparpiller pour ôter à mes ennemis toute chance de m’atteindre, je me lançai à toute bride dans une direction opposée. Après avoir galopé la journée entière, j’arrivai à la nuit tombante chez Calfoucoura, grand cacique de la confédération indienne dont la tribu de mes persécuteurs faisait partie. Étonné à ma vue, et on l’eût été à moins, cet homme me demanda ce que je lui voulais, et quel motif me donnait assez de hardiesse pour venir seul le visiter. Je me fis connaître à lui, lui exposai en quelques paroles les faits survenus la veille et le matin, le suppliant de prendre en considération la véracité de mon récit, en lui démontrant que si j’eusse trompé les Indiens, j’aurais immanquablement cherché à m’évader dans l’intervalle, n’importe par quel moyen ; qu’au contraire, n’ayant rien à me reprocher, je venais lui demander appui, et me confier à sa loyauté jusqu’au jour où il aurait indubitablement une preuve quelconque, soit de ma franchise, soit de ma trahison. De cette manière, si j’étais reconnu innocent, il n’aurait pas à se reprocher la mort d’un serviteur fidèle dont les services pouvaient lui être utiles.

Flatté de ma confiance ainsi que de quelques paroles à l’adresse de sa vanité que je lui adressai dans son langage, cet homme, réellement plus humain qu’aucun de ses semblables, me traita presque avec douceur et me promit son appui. Seulement il ajouta que jamais je n’aurais de chevaux à ma disposition. Le lendemain, une partie de la tribu que j’avais quittée, vint, son chef en tête, demander audience à Calfoucoura, et réclamer instamment mon supplice, comme chose due. Pendant la durée du débat, j’étais présent, bouche close, d’abord ; mais enfin, à la vue de la soif avide que toute la horde témoignait pour mon sang et apercevant que leurs instances commençaient à impressionner le chef, je compris que je ne pouvais rester plus longtemps silencieux. Je me levai, et rappelant au grand cacique qu’il m’avait accordé sa protection, je m’évertuai à faire comprendre mon innocence à tous en recommençant le récit exact de la veille au soir, et en évitant toutefois de froisser l’amour propre et les préjugés d’aucun des assistants. Alfoucoura ou Pierre-Bleue se déclara en ma faveur, reconnaissant, dit-il, qu’il était impossible qu’un coupable parlât comme je le faisais. Il défendit à qui que ce fût de me maltraiter, puis se retournant vers moi, il me rassura, disant que je ne le quitterais pas, afin que rien de fâcheux ne me survînt ; il termina en disant à mon ancien maître que quand il lui procurerait des preuves incontestables de ma déloyauté, il me remettrait entre ses mains pour disposer de mon sort à sa volonté. Ce jugement rendu, l’assemblée se sépara, et toute la horde s’enfuit en me lançant des regards de colère.

Quelques mois s’écoulèrent sans que rien vînt éclairer les Indiens sur la position des deux captifs retenus par les Argentins ; leur animosité contre moi s’en accrut d’autant ; le grand cacique lui-même, parfois influencé par leurs diverses conjectures, paraissait flottant à mon égard, tantôt me rudoyant avec humeur, tantôt paraissant au contraire m’accorder la plus grande confiance. Souvent il me questionnait, et comme toutes mes réponses concordaient constamment avec mon premier interrogatoire, il finissait toujours par me conserver sa protection. Seulement, durant les cinq mois que cet état de choses se prolongea, je fus l’objet d’une surveillance de plus en plus active.

Très-fréquemment des troupes d’Indiens allaient rôder dans le voisinage des haciendas, dans le but de recueillir des renseignements sur leurs compagnons captifs ; mais hommes et chevaux se fatiguaient inutilement dans ce but ; ils revenaient sans rapporter le moindre indice. Lassés de tant de tentatives inutiles, ils résolurent de laisser s’écouler quelque temps sans les renouveler. Précisément, pendant cette période de repos et d’apparent oubli, les deux hommes que l’on croyait perdus à jamais, reparurent enfin ; une réunion extraordinaire de toutes les tribus intéressées dans l’affaire s’ensuivit, et mon innocence y fut solennellement proclamée. Les deux arrivants déclarèrent, qu’ayant été reconnus