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combres en un chaos de roches, de terre, de briques et de madriers brisés. » (Corresp. du Journal des économ.)

Suivant les géologues, le tremblement de terre qui a fait éprouver à Mendoza le sort d’Herculanum, et dont la commotion s’est fait sentir sur toute la ligne qui s’étend de Valparaiso à Buenos-Ayres, c’est-à-dire sur plus de dix-huit cents kilomètres, n’a pas été, comme le terrible phénomène de l’an 70, amené par la réouverture d’un volcan longtemps fermé, mais par la seule dilatation d’une masse de fluides élastiques, émanés du foyer central et projetés par lui dans les immenses cavités de la croûte terrestre. Une cause quelconque les a accumulés tout à coup au carrefour de plusieurs de ces sombres souterrains. Au-dessus de cette voûte ébranlée, disloquée par la pression de ces fluides était Mendoza. De là son immense ruine.

Chose étrange ! On assure que sur ce monceau de débris informes, sur cet effroyable linceul qui recouvre quinze mille victimes humaines, les végétaux seuls sont restés debout, et que les fleurs continuent à prospérer et à sourire au milieu des émanations pestilentielles qu’exhale cette immense sépulture. Le saule pleureur était l’arbre favori des Mendozaniens ; on le voyait partout chez eux ; il était l’ornement de prédilection de leurs jardins, de leurs places, de leurs promenades ; il ombrageait les cours de leurs demeures hospitalières, toujours ouvertes à l”étranger ; aujourd’hui, comme le souvenir de gratitude que je leur ai gardé, il s’incline et pleure sur les morts.

Le défilé d’Uspallata réunit les caractères les plus tranchés de ces quebradas ou gorges profondes et étroites qui découpent de loin en loin l’axe de la Cordillère : parois à pic, immenses, ne laissant entrevoir entre leurs cimes noires et souvent surplombantes qu’une mince zone du ciel ; abîmes effrayants, dont le grondement sourd des torrents et des cascades fait seul pressentir l’énorme profondeur au voyageur qui les côtoie sur une mince corniche de rocher ; atmosphère raréfiée et froide, semée de vertiges dans le calme et de périls mortels quand, à certains moments de l’année et du jour, le vent des glaciers vient à la traverser. Alors la violence de la tourmente est telle qu’elle renverse les mules chargées, et démolit les toits et les murs de briques des casuchas ou maisonnettes où s’abritent les courriers pendant l’hiver. Le col d’Uspallata a donc aussi ses légendes de mort dont les nombreuses croix de bois qui jalonnent son parcours attestent jusqu’à un certain point la sombre réalité. Mais je dois avouer que lorsque je le traversai, je n’étais guère plus accessible à l’admiration pour sa nature sublime qu’à la crainte pour les dangers que j’y pouvais courir. Au cœur des Andes comme naguère à Mendoza, comme à quelques jours de là à Valparaiso, comme plus tard encore sur le navire qui me ramenait en Europe, mon esprit, accablé par de longues misères, n’était ouvert qu’à deux préoccupations : le besoin de revoir la France et une lutte incessante contre les réminiscences de ma captivité. De même que Mungo-Park échappé à la tyrannie des Maures du Sah’ra, je fus longtemps à croire à ma délivrance. Il me fallut, ainsi qu’à ce grand voyageur, « l’océan traversé, le retour dans la patrie, le calme réparateur du foyer maternel pour délivrer mon sommeil des visions et mon cerveau des fantômes évoqués par le souvenir odieux des brigands du désert. »

A. Guinnard.




Rentré en France au mois de janvier 1861, M. Guinnard a trouvé auprès de la Société de géographie et de son vénérable président, M. Jomard, l’accueil bienveillant que méritaient sa jeunesse, son courage et ses longues épreuves. Encouragé par ce savant patronage, il coordonne aujourd’hui ses souvenirs et ses notes, pour offrir au public, avec le développement du récit qu’on vient de lire, et qui n’est en quelque sorte que le premier jet de sa mémoire, un tableau complet des régions sauvages qu’il a parcourues, ainsi que des mœurs, de la langue et des traditions de leurs nomades habitants.


Fuite dernière et délivrance de M. Guinnard.