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la peste, ni à la fièvre jaune, ni aux lions, ni aux ours blancs quand on a passé quelques mois dans leur voisinage. C’est ce que j’ai pu constater depuis longtemps ; mais les angoisses du départ ! voilà ce qu’il est le plus difficile de braver ! Je me souviens de la journée passée avec ma fille, des contes dont je l’entretenais pour lui faire accepter l’idée de mon absence. Sur le point de la quitter, il fallait bien lui cacher ce que j’éprouvais. J’osais à peine la regarder. Je lui faisais sur l’Amérique du Sud un cours de géographie tout à fait fantaisiste. Je lui disais bien gaiement que d’abord il n’y avait pas plus de tigres ni de serpents au Brésil qu’au Jardin des Plantes. Et Dieu savait les merveilleuses choses que j’allais lui rapporter ! Pour la rassurer et éloigner d’elle la tristesse, je plaisantais, je redevenais enfant. Mais quand je me retrouvai seul, bien seul au milieu de Paris, ce fut alors qu’il me fallut de l’héroïsme pour ne pas revenir sur mes pas. Le souvenir de cette journée où j’affectai la légèreté et l’insouciance, quand j’avais le cœur brisé, est de tous, on peut me croire, le plus amer.

Quelques affaires m’appelaient à Londres. Je fis transporter mes bagages au Havre et de là à Southampton.


Départ. — Le prince inconnu. — Musiciens allemands. — Madère. Ténériffe. — Saint-Vincent.

Le 9 avril 1858, je m’embarquai sur le bateau à vapeur anglais le Tyne. Je partageai la cabine no 21, à bâbord, avec un brave professeur nommé Trinain. Nos deux ou trois premiers jours furent employés à nous installer, à nous observer les uns les autres. Presque tous les passagers étaient Français, Anglais, Portugais ou Brésiliens. Cependant le bruit vint à se répandre qu’un prince allemand était à bord. Il allait, disait-on, à Lisbonne, pour y épouser la princesse de Portugal. Rien d’apparent n’indiquait la présence d’un si haut personnage. On se communiquait mutuellement les conjectures les plus burlesques, les suppositions les plus étranges à propos de ce mystère. Naturellement un prince devait se distinguer par sa fierté ; il devait éviter d’être en contact avec le vulgaire. Peu à peu tous les regards se tournèrent vers un individu qui, depuis notre entrée sur le navire, avait déjà fait bien des pas en long et en large sans jamais parler à personne. Je ne savais trop qu’en dire, quoiqu’il m’eût été désagréable d’apprendre que ce long et ridicule personnage fût le futur époux de quelque belle infante. On reconnut bientôt que le prince supposé était un petit diplomate anglais, allant, je ne sais où, prendre possession d’un poste quelconque. Le besoin de savoir à quoi s’en tenir était si pressant, qu’on alla ensuite jusqu’à soupçonner de ce glorieux incognito un individu qui avait coutume, après avoir dîné lestement, de quitter subtilement la table, sans bruit, et ne reparaissait plus de la journée. Or, ce pauvre diable, loin d’être prince, était, selon ce que j’appris de son compagnon de cabine, un autre Anglais qui, ayant entendu dire qu’il y avait des diamants au Brésil, s’était débarrassé de tout ce qu’il possédait pour payer son passage et aller à la recherche des pierres précieuses. Il n’avait presque pas de linge, et, sauf au moment des repas, il restait couché afin d’économiser le peu qu’il en possédait. Cependant le sujet véritable de la curiosité universelle était bien réellement au milieu de nous ; vivant comme tout le monde, conversant avec quelques amis, et ses amis étaient ses aides de camp ou des officiers de sa suite. Notre capitaine vint éclaircir tous les doutes en faisant installer pour lui une petite cabane numérotée qu’on plaça près du grand mât, afin qu’il pût jouir du spectacle de la mer à son aise, sans être exposé au grand air qui était toujours très-vif. Mais on n’eut garde de prévenir Son Altesse que son nouveau logement avait été construit dans le cours du voyage précédent pour abriter de pauvres gens atteints de cette terrible fièvre jaune qui alors préoccupait tout le monde.

Parmi les passagers, les uns jouaient sans cesse, s’injuriaient et semblaient prêts à chaque instant à se prendre aux cheveux. D’autres ôtaient leurs souliers ou leurs pantoufles pour se reposer plus commodément sur les bancs. D’autres, à table, emplissaient leur assiette de tout ce qui était à leur portée, arrachaient les plats des mains des domestiques, dévorant tout avec une avidité de cannibales, sans égard pour les personnes placées près d’eux. Enfin dans tous les coins, couchés autour de la cheminée, à l’avant sur des cordages, souvent sur le pont, un certain nombre d’individus se faisaient remarquer par leur somnolence continuelle. C’étaient de pauvres colons allemands qui, sur la foi de promesses qu’on voit rarement se réaliser, allaient tenter la fortune dans le nouveau monde.

Le 13, notre vapeur entrait dans le Tage, que je ne vis pas : il faisait nuit. Nous mouillâmes de très-bonne heure devant Lisbonne[1]

En revenant à bord, j’étais de fort mauvaise humeur, et tandis que l’on redescendait le Tage, je me retirai dans ma cabine, sans souci de la célèbre romance, boudant tout le monde, le passé, le présent, et surtout mon bottier. M’avait-il fait des chaussures si étroites pour me forcer à penser à lui et à son débiteur ?

Cependant le bateau avançait avec rapidité. Les vents alizés soufflaient toujours un peu trop fort, ma fenêtre ne s’ouvrait pas, et je maudissais celui ou celle qui m’avait donné le conseil de me caser à bâbord ; de l’autre côté du navire, on jouissait de l’air et de la lumière qui m’étaient refusés. Vers le soir seulement, je quittai mon réduit, et je montai sur le pont, précisément au même moment qu’une troupe de musiciens allemands. Distraction inattendue !

Chacun des concertants prit sa place en silence et par rang de taille ; puis, à un signal donné par le chef d’orchestre, vingt instruments formidables ébranlèrent le navire depuis la quille jusqu’aux barres de perroquet. Par une bizarrerie que j’ai souvent remarquée, et de même

  1. Ces pages font partie d’une relation manuscrite plus étendue, qui, plus tard, sera publiée en volume : notre cadre n’aurait pu tout contenir. Nous avons dû nous contenter d’extraits d’une étendue d’ailleurs considérable.