Page:Le Tour du monde - 04.djvu/32

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je me trouvais petit en présence de ces arbres gigantesques, qui dataient des premiers âges du monde ! J’aurais voulu peindre tout ce que je voyais, et je ne me sentais la force de rien commencer. Hélas ! faut-il le dire aussi, les moustiques me dévoraient. Ils règnent en maîtres dans ces bois qui laissent à peine pénétrer quelques rayons de soleil sur le sol où l’ombre épaisse entretient une humidité perpétuelle. Là jamais ne passe aucune créature humaine ; il faut se frayer des sentiers à coups de sabre. Si l’on s’arrête un instant, on est assailli de tous les côtés. Je conserverai longtemps le souvenir de ce premier jour de mes grandes excursions dans les forêts. J’entends encore les cris des perroquets perchés aux plus hautes branches, ainsi que ceux des toucans ; je vois encore ramper sous l’herbe ce joli reptile peint avec du brillant vermillon, qu’on appelle le serpent-corail, et qui donne la mort aussi sûrement que la vipère et le crotale. Toujours coupant les lianes, toujours gagnant du terrain, non pas pied à pied, mais pouce à pouce, j’arrivai à une espèce de clairière. Une douzaine d’arbres brisés peut-être par le tonnerre avaient donné passage au soleil ; des insectes voltigeaient sur ces fleurs immenses qu’on trouve à chaque pas : j’en fis une riche récolte en dépit des moustiques. Il n’en fut pas de même d’un très-bel oiseau que j’allais viser et que je voyais déjà dans ma carnassière : au moment où je le mettais en joue, un affreux moustique m’entra dans la narine, et quand je me fus débarrassé de cet importun, l’oiseau était parti.

Première excursion dans la forêt vierge.

Comme pendant ma chasse aux insectes j’avais oublié de prendre les précautions nécessaires pour reconnaître la direction que j’avais suivie, il y eut un instant où je fus saisi d’un serrement de cœur affreux. Se perdre dans ces bois inextricables, c’est courir mille chances de mort. En cherchant bien je retrouvai heureusement non-seulement l’endroit d’où j’étais parti pour entrer dans la clairière, mais encore quelques pas plus loin, un petit sentier déjà caché en partie par les herbes, et que je ne quittai plus.

Je m’étais donné la journée pour aller à l’aventure : j’étais armé d’un bon coutelas, fer tranchant d’un côté, scie de l’autre : j’avais des balles. toutes prêtes, en cas de rencontre avec des tigres. Je dis tigres, mais seulement au figuré, car il n’y en a pas en Amérique ; on y trouve des jaguars, des panthères, des ours, des chats-tigres. Cette fois, je ne rencontrai qu’un petit singe.

Biard

(La fin à la prochaine livraison.)