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ment par des officiers dévoués, qu’il ne pouvait donc pas tenir cette nuit les portes ouvertes, et qu’il fallait attendre une occasion plus favorable. En vain le prince lui adressa-t-il message sur message ; on ne put rien obtenir. Il fallut encore ajourner à une date indéterminée l’exécution d’un plan auquel se rattachaient la liberté ou la vie de tant d’existences et qui était devenu, pour ainsi dire, le secret de tout le monde. Dès le 22, la reine en était informée et, convaincue de l’impuissance des conjurés, elle ne songea plus qu’à se venger et à pallier en même temps la faute de son fils vis-à-vis du peuple.

Le 3 juillet la terreur courut dans toute la ville. Un grand kabar fut proclamé. Une pareille annonce remplit toujours le peuple d’angoisse et d’épouvante ; car il sait par une triste expérience qu’elle ne présage rien que persécutions et supplices. Les rues étaient pleines de cris et de hurlements ; on courait et on fuyait de toutes parts, comme si la ville avait été envahie par une armée ennemie, et vraiment on aurait pu le croire en voyant des troupes occuper toutes les issues de la ville, et les soldats arracher de force les pauvres gens de leurs maisons et de leurs cachettes et les pousser devant eux vers le bazar.

La communication royale était la suivante :

La reine avait déjà soupçonné depuis longtemps qu’il y avait encore beaucoup de chrétiens parmi son peuple. Elle en avait acquis la certitude de puis quelques jours, et elle avait appris, à sa grande indignation, que dans Tananarive seulement et dans ses environs vivaient plusieurs milliers de chrétiens. Chacun savait combien elle haïssait cette secte, et quelle défense sévère elle avait faite d’embrasser cette religion ; puisqu’on faisait si peu de cas de ses ordres, elle emploierait tous les moyens pour découvrir les coupables, et les punir avec la dernière rigueur. Tous ceux qui aideraient les chrétiens à fuir ou bien ne les en empêcheraient pas ou qui chercheraient à les cacher, seraient punis de mort ; au contraire, ceux qui trahiraient les chrétiens, qui les ramèneraient ou bien les empêcheraient de fuir, gagneraient la bienveillance particulière de la reine et en récompense ne seraient passibles, par la suite, que de peines très-légères s’ils commettaient quelque crime ou délit.

Nous apprîmes en même temps qu’un ordre de la reine défendait à qui que ce fût, sous peine de mort, de passer le seuil de notre maison. Ainsi nous étions désormais prisonniers et à la discrétion d’une femme qui n’avait jamais pardonné.

8 juillet. — Au dire de nos esclaves, il y a plus de huit cents soldats occupés de la recherche des chrétiens. Ils ne fouillent pas seulement toute la ville, ils furettent encore à vingt ou trente milles aux environs, mais sans faire heureusement rien de plus que des prisonniers. Les habitants se sauvent dans les montagnes et les bois, en si grand nombre que de petits détachements de soldats qui poursuivent les fugitifs et cherchent à les prendre sont mis en fuite par ces derniers.

9 juillet. — Nous recevons encore ce jour-là des nouvelles de la persécution contre les chrétiens. La reine a appris que jusqu’ici on n’a ramené que très-peu de prisonniers. Elle en a été excessivement irritée et s’est écriée, dans la plus grande fureur, qu’il fallait fouiller les entrailles de la terre et sonder les rivières et les lacs pour qu’il n’échappât pas au châtiment un seul de ces violateurs de ses lois. Ces grands éclats de paroles et les nouveaux ordres sévères donnés aux officiers et aux soldats chargés de la poursuite des chrétiens n’ont pas, Dieu merci, de grands résultats, et Sa Majesté sera hors d’elle-même quand elle apprendra que les habitants de villages entiers sont parvenus, par une fuite opportune, à se soustraire à sa colère. C’est ce qui arriva, il y a peu de jours, dans le village d’Aubohitra-Biby, à neuf milles de Tananarive ; quand les soldats arrivèrent, ils ne trouvèrent plus rien que des chaumières vides.

Un corps de troupes de quinze cents hommes a aussi été expédié aujourd’hui vers le district I-Baly, sur la côte orientale. Ce vaste district, habité par les Sakalaves qui subissent l’influence des établissements français de Mayotte et de Nossi-bé, n’est soumis qu’en partie à la reine Ranavalo. Dans un village de la partie indépendante vivent déjà, depuis trois ou quatre ans, cinq missionnaires catholiques qui y ont fondé une petite commune. La reine en est naturellement très-irritée, et d’autant plus que, dans sa prétention d’être souveraine de toute l’île, elle a établi la loi, il y a quelque temps, que tout blanc qui aborderait ou séjournerait à Madagascar, dans un endroit où il n’y aurait pas de poste de ses soldats hovas, devrait être mis à mort. En vertu de cette loi, elle veut maintenant faire arrêter et exécuter les missionnaires.

Quoique le prince Rakoto soit toujours lui-même en quelque sorte prisonnier et ne puisse pas nous visiter, il ne se passe presque pas de jour que nous ne recevions des nouvelles de lui et qu’il ne nous instruise des projets que la reine et ses ministres forment contre nous. Le prince, ainsi que M. Laborde, a des esclaves dévoués. Ceux-ci se rencontrent, comme par accident, au bazar ou en d’autres lieux, et se communiquent les messages respectifs. C’est ainsi que les nouvelles du dehors parviennent jusqu’à nous.

11 juillet. — Hier soir, une vieille femme a été dénoncée devant le tribunal comme chrétienne. On l’a saisie aussitôt, et ce matin (à peine ma plume peut-elle écrire quelle horrible torture on a fait subir à cette malheureuse !), ce matin on l’a traînée sur la place du Marché et on lui a scié l’épine dorsale.

12 juillet. — Ce matin, on a saisi malheureusement encore, dans un des villages voisins de la ville, six chrétiens cachés dans une chaumière. Les soldats avaient déjà fouillé la chaumière et étaient sur le point de la quitter, quand l’un d’eux entendit quelqu’un tousser. On se remit aussitôt à fouiller partout, et, dans un grand trou, qui était creusé dans la terre et recouvert de paille, on trouva ces malheureux. Ce qui m’étonna le plus dans cet épisode, c’est que les autres habitants du village qui n’étaient pas chrétiens ne trahirent point la retraite des infortunés, quoiqu’ils eussent certainement connaissance du dernier