Page:Le Tour du monde - 04.djvu/399

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éclairs, en s’éloignant, nous laissaient dans la plus complète obscurité ; nous ne parlions pas. Quand Miguel eut filé le câble, il prit de son côté un vase pour m’aider à vider l’eau qui nous envahissait sensiblement. Ce n’était pas le moment de songer à mon état de faiblesse permanent ; si je m’étais découragé, si j’avais laissé l’Indien livré à lui-même, il eût peut-être cédé à la fatalité et nous nous serions noyés tous deux infailliblement ; mais un blanc travaillait, il fallait l’imiter. Le canot fit un mouvement inattendu, il se jeta sur le côté et nous sentîmes qu’une force irrésistible nous emportait. J’étais alors éloigné de Miguel et à l’autre bout, quand, à la lueur des éclairs, je le vis qui tirait le câble : la pierre l’avait coupé et était restée au fond, nous étions entraînés à la dérive sans aucun moyen de résistance.

Il me serait impossible de dire combien de temps dura cette navigation effrayante : le canot, emporté par le courant et poussé par un vent violent, tournait sur lui-même, sans qu’il fût possible de le diriger, malgré nos efforts, car nous avions repris les pagaies. Il vint un moment où nous crûmes apercevoir des terrains à fleur d’eau ; mais ils disparaissaient bien vite. Cependant ce signe me donna quelque espoir ; je pris la grande perche dont j’avais fait usage avec tant de bonheur le jour du gouffre, et je l’enfonçai dans l’eau, d’abord inutilement, mais je persistai d’autant plus que ma pagaie ne m’était d’aucune utilité ; heureusement, car une fois je sentis le fond. Je poussai un cri de joie en appelant Miguel. Nous fîmes alors tous nos efforts pour assujettir cette perche en pesant dessus, et notre canot s’arrêta un instant. Nos efforts réunis firent entrer plus avant cette perche, notre seule espérance ; la nuit entière se passa dans cette situation, et le jour nous trouva tous deux la tenant convulsivement entre nos bras.

Le danger avait à peu près disparu, mais le vent était encore très-fort ; nous tînmes conseil sur ce qu’il y avait à faire, car le jour nous permettait de voir où nous étions. Le bonheur nous avait fait rencontrer une des îles nouvellement sorties des eaux ; et si nous avions pu nous défendre contre la force du vent et du courant, c’est que nous avions été abrités par une partie élevée qui, brisant les lames, les avaient détournées et empêchées de remplir le canot pendant que nous pesions sur la perche.

Comme il n’y avait pas d’abri commode au milieu de ces terrains inégaux et de ces chenaux, nous résolûmes d’aller descendre dans une île qui paraissait éloignée de deux lieues et dont on voyait alors la plage blanche. Nous quittâmes notre abri, et en peu de temps, poussés par ce vent dont nous pouvions nous servir maintenant, nous touchâmes à une belle plaine de sable.

Le soleil était déjà si chaud que pour arriver sous de grands arbres où je voulais me reposer, je fus obligé de courir afin de n’avoir pas les pieds brûlés. Miguel, sur mon ordre, s’empressa de me donner un gros morceau du piroroco acheté à Villabella et un coui plein de farine, — mon biscuit était terminé depuis longtemps ; — il m’apporta également du sel, de l’huile rance et des limons dontje me servais en place de vinaigre. Je partageai fraternellement avec lui ces raffinements gastronomiques, puis nous nous étendîmes sur le sable, où nous restâmes couchés une partie de la journée. Miguel y eût volontiers passé la nuit, et j’en aurais bien fait autant, mais j’avais hâte d’en finir avec cette navigation, qui d’ailleurs n’avait plus d’intérêt pour moi. Je ne désirais plus qu’une chose : trouver une autre plage et faire quelques clichés ; puis j’emballerais tout, et je n’aurais plus d’autres préoccupations que de faire porter au bateau à vapeur mes malles fermées.

Le temps était redevenu calme, la lune nous éclairait ; de gros poissons jouant sous l’eau faisaient peur à mes singes. De demi-heure en demi-heure, chacun à notre tour, nous vidions l’eau du canot ; c’était encore une raison de plus pour arriver. Il fallait bien d’ailleurs prendre le parti de recourir désormais au bateau à vapeur : je n’avais plus Polycarpe ; Miguel n’était engagé que pour Obidos ; et en supposant que j’eusse voulu arriver au Pará malgré les dangers de la baie de Marajo, il m’eût été impossible de me procurer d’autres rameurs.

Au point du jour nous touchâmes, par un bonheur inattendu, à une de ces plaines immenses coupées par de grandes flaques d’eau. Je fis bien vite mes préparatifs pour photographier ; mais le soleil allait plus vite encore, et quand j’eus installé ma tente, la chaleur était déjà si forte que je fus forcé de faire mes expériences dans un état complet de nudité ; j’y gagnai, malgré l’habitude que j’avais prise d’être souvent dans cet état, d’avoir, au bout de quelques jours, non-seulement la peau, mais des lambeaux de chair enlevés par un terrible coup de soleil qui n’avait épargné aucune partie de mon corps.

Je ne pus réussir à rien ! La cause en était-elle dans la tourmente des nuits précédentes ? l’affreux Polycarpe avait-il, par un mélange, dénaturé quelqu’un de mes produits chimiques ? Toujours est-il que je me décidai à plier tout de bon mes bagages. Ma campagne était finie. Je laissai Miguel ramer seul, et je fis de mon côté mes paquets.

La nuit venue, mon compagnon s’était endormi, laissant au courant le soin de nous emporter ; mais moi je veillais. Tout le jour le vent avait varié ; quand, vers dix heures, il devint favorable, j’eus beaucoup de peine à éveiller Miguel et à lui faire orienter la voile.

Ce brave homme, après M. Benoît, qui se méprenait toujours, après l’affreux Polycarpe, qui voulait toujours se méprendre à ce que je disais, était bien l’Indien le plus lent, le plus difficile à émouvoir. Il fallait beaucoup de temps pour que tout fût prêt, et à mon vamos ordinaire, il répondit, quand le vent eut enflé la voile, par un vaaoumoous infiniment plus prolongé que les autres, ce qui ne me donna qu’une confiance médiocre et me força de veiller sérieusement à la manœuvre.

Au lever du soleil, le vent changea encore ; il fallut louvoyer, et le jour se passa sans qu’il me fût possible de donner un seul coup de crayon, le seul de mes travaux qui ne donnât pas de grands embarras et qui fût