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immense et cache le ciel tout entier. La tempête mugit de toute sa force. La rafale impétueuse courbe et brise tout sur son passage. Un vent sulfureux brûle, asphyxie. Les hommes se mettent à plat-ventre et se couvrent de leurs manteaux ; les animaux effrayés, tremblants, ouvrent les naseaux avec terreur et se mettent les uns à côté des autres, cachant mutuellement leur tête sous leur ventre ; leurs crins agités se dressent et se mêlent. Les plis des manteaux volent en tournoyant. Les broussailles desséchées voltigent et se heurtent en tous sens. Le palmier solitaire se courbe, et ses rameaux flexibles, penchés sur la terre, se souillent de poussière. — Tout semble mort. — L’arbre seul crie en se tordant, et les murailles ébranlées se balancent sous les effets de la tourmente. Le sable qu’elle apporte du fond du désert, qu’elle soulève en tourbillons, siffle de toutes parts. Le soleil est impuissant à percer l’enveloppe opaque et roussâtre qui couvre toute la contrée… Enfin, ses rayons se font jour peu à peu, le vent mollit, l’air est toujours brûlant, mais moins empesté. L’orage va plus loin, il continue sa course et porte en d’autres lieux le ravage et la mort. Les voyageurs que n’a point asphyxiés le courant mortel se redressent, les animaux se hasardent à lever la tête ; ils sont tout couverts d’une couche de sable impalpable, brillant et chaud, qui a pénétré partout et les empêche de respirer. Le sam est passé, on le voit s’éloigner, on le redoute encore jusqu’à ce que le terrible nuage ait disparu.

Nous mîmes deux jours, divisés en cinq étapes, pour atteindre le territoire de Hellâh qui est celui de l’antique Babylone. La petite ville arabe qui a succédé à la grande cité de Sémiramis et de Bélus, est à soixante dix-huit kilomètres au sud-sud-ouest de Bagdad. Sur ce parcours la contrée qu’on traverse entre les deux grands fleuves qui renferment la Mésopotamie est complétement déserte. On y rencontre, de loin en loin, quelques tentes d’Arabes Beddaouïs ou nomades, groupées autour des puits où viennent s’abreuver les caravanes.

On sait, par les traditions historiques, combien les Babyloniens avaient fertilisé cette immense plaine que l’insouciance musulmane a laissée se transformer en désert. Elle était coupée, en beaucoup d’endroits, par de grandes et profondes tranchées qui mettaient en communication les eaux de l’Euphrate et celles du Tigre. Par ces travaux gigantesques, ils avaient créé des canaux qui remplaçaient les courants d’eau naturels dont ils manquaient, qui portaient bateaux et faisaient ainsi circuler les produits de toute sorte, en alimentant un commerce immense.

Enfin, au moyen de saignées habilement disposées, l’eau était distribuée avec art, au travers des champs ou ces irrigations portaient la fécondité. De tous ces ouvrages qui faisaient tant d’honneur à l’industrie des Babyloniens, et auxquels se rattachent le nom de Sémiramis, il n’en reste plus aujourd’hui que deux où les eaux n’aient pas vu leur route obstruée complétement par les éboulements et l’entassement des terres. Un premier canal est à trente-huit kilomètres de Bagdad ; nous le traversâmes sur un pont de bateaux et nous y vîmes quelques-unes des grandes barques qui naviguent sur le Tigre. Elles s’y trouvaient arrêtées par suite de l’abaissement subit des eaux, qui deviennent stagnantes pendant plusieurs mois de l’année, lorsque la crue des deux fleuves est retombée au-dessous du niveau du lit actuel de ce canal. À vingt-sept kilomètres plus loin, on en traverse un second qu’on appelle nahr-Malkhah ; il est actuellement complétement à sec, et en partie comblé. On en rencontre successivement ainsi quatre autres plus étroits, tous desséchés, mais auxquels les Arabes ont conservé le nom de nahr ou canal. En effet, toutes ces tranchées sont bien le résultat du travail des hommes dans un autre temps que celui de l’incurie du gouvernement turc, et de la paresse fataliste des Arabes. À trente-quatre kilomètres du nahr-Malkhah, on franchit sur un pont construit en briques, un dernier cours d’eau canalisé, près d’un hameau ruiné appelé Mahahouïl. Tous ces canaux suivent des directions parallèles, et leurs eaux viennent toutes de l’Euphrate, ce qui prouve que le lit de ce fleuve est, du moins jusque-là, plus élevé que celui du Tigre. Les débordements périodiques des deux grands fleuves de la Mésopotamie, à l’époque de la fonte des neiges, dans les montagnes de l’Arménie, où ils naissent et où ils reçoivent de nombreux affluents, servent certainement à expliquer ces grands canaux qui coupent la Mésopotamie, de l’Euphrate au Tigre. Ces travaux étaient trop gigantesques, étaient exécutés dans des proportions trop colossales pour n’avoir été entrepris qu’en vue des irrigations nécessaires à l’agriculture ; il faut leur attribuer un but plus sérieux encore qui les rendait indispensables, celui de préserver le pays d’une submersion presque complète et d’une périodicité annuelle à laquelle il n’échappe plus aujourd’hui. En même temps la culture en profitait, les racines de tous les végétaux trouvaient une nourriture abondante dans le sol rendu humide par d’innombrables ruisseaux d’arrosement, et leurs fruits, échauffés par un soleil ardent, mûrissaient vite en donnant d’abondantes récoltes. — Ainsi ce que la simple prudence avait commandé tournait au profit d’une richesse territoriale jadis proverbiale en Asie. — Il n’y a plus aujourd’hui ni prudence, ni industrie agricole ; il ne reste que la misère apathique de l’Arabe nomade, à côté de la disparition presque totale de tous les ouvrages d’une antiquité qui fait honte au temps actuel.

De Mahaouïl on commence à distinguer, au-dessus de la ligne horizontale du désert qui s’étend jusqu’à Bassorah, les ondulations d’un sol accidenté que dominent quelques rares monticules. Des éminences qui de loin ne paraissent être autre chose que des accidents naturels, et que recouvrent quelques maigres broussailles, sont tout ce qui reste de Babylone. On parcourt treize kilomètres sur un terrain ainsi relevé et ondulé de toutes parts.

La plus grande éminence que l’on y remarque est à quatorze kilomètres au delà de Mahahouïl et à huit