Page:Le Tour du monde - 04.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
VOYAGE EN MÉSOPOTAMIE[1],


PAR M. EUGÈNE FLANDIN,


CHARGÉ D’UNE MISSION ARCHÉOLOGIQUE À MOSSOUL.


1843-1842. — TEXTE INÉDIT.




Première nouvelle de la découverte de Ninive. — Départ. — Séjour à Constantinople. — Firmans.

J’étais de retour de Perse et de Mésopotamie depuis quelques mois seulement. J’avais à peine eu le temps de me reposer des fatigues d’un voyage qui avait duré plus de trente mois, lorsqu’une nouvelle inattendue éclata soudainement au milieu des archéologues, en pleine académie des inscriptions et belles-lettres. — Ninive était retrouvée. — Une émotion bien légitime s’empara des savants, de tous ceux qui s’intéressaient à l’histoire de l’art ou se livraient à l’étude de l’antiquité. La découverte annoncée allait enfin combler une lacune qui désespérait les antiquaires, et renverser peut-être bien des systèmes préconçus. Néanmoins elle fut accueillie avec joie, car elle était appelée à jeter une vive lumière sur les récits des historiens qui nous avaient transmis les traditions du passé, mais auxquels on n’osait pas ajouter une foi entière.

On avait donc découvert Ninive ; et c’était le consul de France à Mossoul, M. Botta, qui était l’heureux chercheur du trésor dont il comprenait l’importance possible, sans pourtant en connaître encore toute la valeur. Pour la révélation complète de cette civilisation assyrienne effacée, anéantie, depuis tant de siècles, et dont tous les mystères avaient été jusqu’alors dérobés aux investigations des voyageurs, il fallait de grands travaux de fouilles et beaucoup d’argent ; il fallait encore se livrer avec le plus grand soin à l’étude délicate de cet art qui surgissait tout à coup du sein de la terre.

Mossoul était loin, en plein Orient ; l’Assyrie touchait à la Perse ; on pensait, non sans raison, qu’il devait y avoir analogie entre l’art ninivite et l’art persépolitain. L’habitude des longs voyages et des mœurs orientales, l’expérience acquise au milieu des ruines de l’antiquité asiatique, étaient des garanties qu’il était naturel de demander à celui qui serait choisi pour explorateur des ruines de Ninive. La confiance de ceux qui s’étaient faits les patrons de la nouvelle découverte tomba sur moi, comme sur celui qui, par ses récents travaux, pouvait le mieux y répondre. J’en fus très-honoré et je partis de nouveau pour les bords du Tigre, le 1er novembre 1843. Le 15 du même mois, je débarquais à Constantinople.

Ce n’était pas une petite affaire que de procéder, en Turquie, à des fouilles de la nature de celles auxquelles j’étais appelé. Deux raisons rendaient cette opération fort délicate : la première est que les Orientaux croient toujours que ce sont des trésors que les Européens cherchent dans la terre ; la seconde c’est que, pour les Turcs ou les Arabes, les monuments ensevelis, surtout ceux qui portent des sculptures, sont des œuvres de l’enfer ou du démon, — Djehennâm… Div… Djinn… Allah ! Allah ! — répètent-ils avec horreur, et leur fanatisme réprouve les recherches de l’archéologue, de même que par avarice ils leur attribuent un vil motif de cupidité. Afin d’éviter les tracasseries de tout genre auxquelles on eût été exposé dans le cours de l’exploration des ruines ninivites, il était indispensable d’obtenir de la Porte les firmans nécessaires pour avoir un point d’appui auprès du pacha de Mossoul. Mais il y avait encore une autre pierre d’achoppement à l’obtention de ces firmans. Les rivalités qui, de tout temps, existent entre les représentants des divers gouvernements européens à Constantinople, s’étaient éveillées à propos de la découverte faite à Mossoul. La bonne chance de la France, qui allait s’emparer de richesses archéologiques du plus haut intérêt, portait ombrage aux chefs des diverses ambassades, et cette jalousie s’interposait entre la Porte et notre ambassadeur pour empêcher la réussite de la mission que j’avais reçue. Cependant les obstacles finirent par être levés et des firmans en règle étant adressés au consul, à Mossoul, je me mis en route pour gagner au plus vite cette ville par la Syrie.


Départ de Beyrouth. — Hamâh. — Grande caravane. — Halep. — Arrivée à Mossoul. — Les Yezidis.

La traversée de Constantinople jusqu’à la côte de Syrie ne fut pas longue. Après avoir touché à Smyrne, à Rhodes et en Chypre, j’arrivai à Beyrouth. C’est là que je devais organiser ma petite caravane, qui se composa : d’un domestique gênois parlant italien, français, turc et grec, d’un cuisinier maronite, d’un palefrenier chaldéen catholique et de trois muletiers arabes qui m’avaient loué une dizaine de mules et me servaient en même temps de guides. Quand tout fut prêt pour le voyage, je sortis de Beyrouth, et, suivant le littoral, au pied du Liban, je le remontai jusqu’à Tripoli. De là, me dirigeant au nord-est, je traversai la contrée montagneuse que l’on croit être celle qu’habitaient, au temps des croisades, les anciens Hassâssis, les fanatiques exécuteurs des volontés sanguinaires du Vieux de la montagne. Après quatre journées de marche, j’arrivai à Hamâh, ville importante située sur la limite du désert où sont dissémi-

  1. Suite et fin. — Voy. page 49.