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À peine étions-nous mouillés, que les embarcations armées en guerre étaient détachées à la recherche des naufragés dont le sort nous inspirait déjà de vives appréhensions. J’étais dans l’une d’elles. Naviguant à quelques toises du rivage que nous avions l’ordre de parcourir dans la plus grande étendue possible pour tâcher de rencontrer soit des indigènes soit des naufragés, nous ne tardâmes pas à apercevoir deux pirogues conduites par six naturels. En vain leur faisions-nous des signaux d’amitié et de ralliement, ils fuyaient au plus vite en poussant de fond avec une perche. Au moment où nous allions les atteindre, ils abandonnèrent leurs pirogues et disparurent dans les palétuviers qui forment un rideau impénétrable tout le long de la plage.

Ces pirogues, à peu près semblables à celles qu’on voit dans toutes les îles de la Mélanésie, se composent d’un tronc d’arbre creusé. Elles sont munies d’un balancier destiné à maintenir leur équilibre. Ce balancier se compose d’un cadre flottant à droite ou à gauche et solidement fixé par un de ses côtés au bordage de la pirogue. Comme on le pense bien, de pareilles nacelles sont fort étroites ; elles ont de trois à quatre mètres de longueur. Il en est d’accouplées, et alors l’une plus petite que l’autre joue le rôle de balancier. Les indigènes les font naviguer à la perche, à la rame et à la voile, espèce de natte de jonc portée par un mâtereau et fixée par des cordages faits avec diverses fibres végétales, comme celle de la noix du cocotier.

Nous n’eûmes garde de détruire les deux pirogues tombées entre nos mains, car nous tenions, dans l’intérêt de ceux que nous étions venus secourir, à ouvrir des relations amicales avec les indigènes. Nous continuâmes donc notre route, et bientôt nous aperçûmes un petit homme nu, dans l’eau jusqu’à la ceinture, et qui nous faisait des signes de ralliement, sans proférer une parole, sans pousser un cri. Cette conduite si réservée nous donna tout d’abord à penser que c’était un fuyard qui n’osait pas crier et par conséquent un des naufragés. C’en était un en effet, mais non un compatriote.

Le pauvre petit Chinois se jeta dans les bras du capitaine P… et ses premiers mots furent : all dead ! (tous morts !) Qu’on juge de notre consternation ! Nous ne pouvions pas nous figurer que trois cent dix-sept hommes avaient pu devenir la proie de sauvages mal armés et malingres comme ceux que nous avions vus tout à l’heure. Les assertions du Chinois qui se traduisaient autant par des signes que par quelques mots de mauvais anglais ne nous laissaient cependant que peu de doute sur une aussi épouvantable catastrophe. Il parvint à nous faire comprendre qu’il restait seulement quatre de ses compagnons à terre, dont un appartenait à l’équipage du Saint-Paul et était probablement le maître charpentier[1].

Suivant le Chinois ce malheureux était gardé à vue dans les environs, garrotté, réduit au dernier degré de marasme. On lui avait passé dans la cloison du nez la tige d’os que les insulaires de Rossel et de toutes les terres environnantes considèrent comme le plus bel ornement. Sans doute le charpentier avait été adopté par quelque chef comme le petit Chinois lui-même, qui portait un collier et des bracelets. L’un des premiers mouvements de ce pauvre garçon, quand il fut en sûreté dans notre embarcation, fut d’arracher et de jeter avec indignation ces colifichets de la vanité des sauvages.

Nous poussâmes un peu plus loin et nous nous engageâmes dans une crique ou notre nouveau compagnon nous annonçait l’existence d’un village. Il y en avait un en effet, et nous nous trouvâmes de suite en présence d’une trentaine d’indigènes. Nos armes étaient cachées dans le fond des embarcations pour ne pas être un sujet d’effroi et par conséquent de méfiance ; cependant les naturels se tenaient à une distance plus que respectueuse, en sorte que nous ne pouvions entamer de négociations. Les plus hardis de la bande s’approchèrent enfin, armés de lances, et firent immédiatement toutes sortes d’avances au Chinois pour l’engager à revenir parmi eux. Ils lui énuméraient tous les mets, toutes les jouissances qu’ils lui réservaient, mais notre compagnon, qui nous traduisait leurs propositions, y restait tout à fait indifférent.

Après s’être tant occupés du Chinois qu’ils paraissaient véritablement aimer, les sauvages finirent par s’occuper un peu de nous qui leur présentions de belles cotonnades rouges, du tabac, des pipes, et qui en jetions même à leurs pieds, mais en vain, car ces barbares ne daignaient pas les ramasser. Ils ignoraient jusqu’à l’usage du tabac, ignorance fabuleuse et qui ne peut s’expliquer que par leur séparation complète du genre humain. Les traitants australiens ont en effet propagé l’usage du tabac dans toutes les îles de l’Océanie qu’ils fréquentent. Si M. de Rienzi avait vu les Rosseliens, il aurait peut-être cru trouver dans cette ignorance une preuve à l’appui de son originale comparaison, car il est probable qu’on n’a jamais vu d’orang-outang fumer la pipe.

Les sauvages firent une manœuvre pour nous cerner, mais ils reconnurent à notre mouvement que le leur était déjoué. Ils employèrent nonobstant tous les efforts mimiques de leur rhétorique pour nous engager à retirer de l’étroit goulet qui donnait accès dans la crique une de nos embarcations qui gardait le passage et en prohibait même les abords. Il était impossible de leur donner cette satisfaction. À la fin, convaincus que nous ne réussirions à rien obtenir de ces misérables à qui nous demandions par l’intermédiaire du Chinois les quatre prisonniers qu’ils détenaient, nous partîmes pour aller tenter ailleurs de nouvelles négociations.

Nous nous arrêtâmes à l’embouchure du ruisseau près duquel le capitaine P… avait établi son camp lors du désastre.

Là un spectacle horrible s’offrit à nos yeux. Des monceaux de vêtements et de queues de Chinois (on sait qu’ils étaient plus de trois cents) marquaient la place où les malheureux avaient été massacrés. Un tronc d’arbre renversé avait servi de billot où l’on appuyait le cou des vic-

  1. D’après le rapport du capitaine P… cet homme était un Prussien embarqué à Hong-Kong, colonie anglaise en Chine.