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semées d’ajoncs. Le San Joaquin se jette presque au même point que le fleuve Sacramento, et ces deux cours d’eau, à ce fait déjà singulier d’une embouchure presque commune, joignent celui d’une direction opposée et tout à fait symétrique ; l’un, le San Joaquin, venant en droite ligne du sud ; l’autre, le Sacramento, du nord.

Arrivés à Stockton le 18 juin au matin, avec l’aube, P… et moi descendîmes à terre et visitâmes la ville. Elle me parut renfermer dix à douze mille habitants. Elle fait un important commerce, et c’est là que s’embarquent une grande partie des blés de la Californie. Les environs sont parsemés d’odorants jardins, et plus au loin s’étendent des plaines fertiles, où l’on récolte surtout des céréales. La ville est bien tracée et possède quelques beaux édifices. Ou y voit un puits artésien très-curieux qui fournit d’eau tous les habitants. Il y a de nombreux hôtels tenus à l’américaine, et un restaurant français, décoré du nom de Lafayette. Nous fûmes, pendant tout le jour que nous passâmes à Stockton, ses plus fidèles clients. Nous regrettâmes même très-vivement qu’il n’eût pas de chambre à nous donner, et nous allâmes à l’hôtel américain nous faire dévorer par les moustiques, que le voisinage du San Joaquin entretient à Stockton en très-grand nombre. Ils sont aussi de la plus belle espèce, et ce n’est que sous les Tropiques que j’en ai trouvé d’aussi gros et d’aussi acharnés.

À Stockton est établi l’hospice des aliénés, auquel nous fîmes une visite. Il est fâcheux de le dire, mais nous trouvâmes toutes ses cellules remplies. La folie furieuse et le delirium tremens font de très nombreuses victimes en Californie, une au moins, chaque année, sur mille habitants. L’absence de satisfactions morales, surtout pour les mineurs, l’abus des boissons fortes et alcooliques, la privation de la société des femmes, entrent pour beaucoup dans les causes d’un fait si regrettable.

Après ce premier coup d’œil donné à Stockton, P… me présenta à quelques compatriotes établis dans le pays et y faisant d’excellentes affaires, entre autres un commissionnaire de roulage et un minotier. Nous allâmes trinquer tous ensemble à la buvette, comme de vrais yankees. Puis, comme la chaleur du jour était devenue intolérable, et qu’au froid de San Francisco avait succédé la température la plus haute que m’eût encore indiquée le thermomètre, nous allâmes nous reposer à l’ombre. Une vaste remise nous ouvrit ses fraîches voûtes. On y causa de tout : de la France et de la Californie, de l’Amérique et des voyages. P…, qui possédait par cœur tout son Béranger, me redit nombre de vers de ce poëte favori. Nous étions à plusieurs milliers de lieues de la France, et la France semblait être autour de nous. Une journée si bien remplie et si agréablement passée se termina par une partie commune au bassin de natation.

Le 19 juin au matin, nous prîmes place dans une des diligences publiques ou stages, partant pour les mines du sud, et nous nous dirigeâmes en droite ligne vers la ville de Knight’s Ferry, sur les bords de la rivière Stanislaus, tributaire de San Joaquin. Nous traversions les plantureuses campagnes de Stockton. À droite et à gauche étaient d’élégantes villas, de grandes fermes, et de nombreuses stations pour les voitures qui sillonnent cette route. De temps à autre nous rencontrions une de ces charrettes que les Américains nomment des wagons. Attelées quelquefois de huit à dix paires de mules, elles portent jusqu’à dix mille kilogrammes de marchandises en un seul voyage, et font le service des mines. C’est par elles que les mineurs reçoivent le fer, la poudre, les outils, les vêtements et les vivres dont ils ont besoin Véritables arches de Noé, elles s’avancent souvent en longues files sur les routes poudreuses du pays, soulevant des flots de poussière, que la saison sèche de l’été et le peu d’entretien des routes rendent inévitables.

La voiture dans laquelle nous étions montés, et que les Américains décorent du nom de coach, ou coche en français, rappelait par sa forme et son ampleur ces énormes véhicules des siècles passés, que représentent nos vieilles gravures. Neuf places régnaient dans l’intérieur, toutes égales pour le prix. Le coupé et la rotonde sont entièrement inconnus aux Américains, dont les mœurs républicaines ne permettent pas ces aristocratiques distinctions. Il n’y a non plus aucun droit de priorité, et les places en avant appartiennent toujours aux dames, celles-ci fussent-elles venues les dernières. Sur le milieu de la voiture sont trois siéges assez commodes, bien que le voyageur n’y rencontre pour tout dossier qu’une bretelle de cuir qui le prend par le dos.

Les Chinois, qu’on ne souffrirait guère dans l’intérieur, montent sur l’impériale, à côté du conducteur, et c’est là que se placent aussi les voyageurs amateurs du paysage. Derrière la voiture, on charge les bagages et les paquets, et une couverture de cuir, qui s’abat sur eux, doit les préserver de la poussière en été et de la pluie en hiver. Les malles ne sont jamais ni lourdes ni nombreuses, et les yankees ont trop l’habitude des voyages pour emporter autre chose en route qu’une mince valise ou un sac de nuit. Encore le plus souvent n’emportent-ils aucun bagage.

C’est dans le véhicule que je viens de décrire que s’accomplissait mon premier parcours en diligence sur la terre californienne. La voiture, admirablement rembourrée et suspendue, ne faisait pas moins de trois à quatre lieues à l’heure. Nous étions comme on dit au grand complet : trois dames, deux fermiers, un mineur et un marchand, enfin P… et moi. Nous étouffions de chaleur, nous étions couverts de poussière, et par moments de rudes cahots venaient ébranler nos côtes, et nous faisaient tous rire de bon cœur. Les panneaux de l’intérieur et le plafond de la voiture étalaient à mes regards leurs peintures aux vives couleurs, entre autres des nymphes très-décolletées, pendant que le pays me présentait un paysage des plus nouveaux pour moi. Mais on prenait à peine le temps de relayer, et j’eusse mieux aimé pour mon compte une course moins accélérée. Arrivés à Knight’s Ferry, nous descendîmes non-seulement pour changer de chevaux, mais aussi pour déjeuner : nous avions fait douze lieues en trois heures.

Un élégant salon de repos permit aux dames de répa-