Page:Le Tour du monde - 05.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

races pourraient puiser, sinon de bien hautes leçons de moralité, du moins des exemples d’ordre et de travail. Le témoin déjà cité nous donne les détails suivants sur la nature des établissements fondés à Bornéo par les fils du Céleste Empire :

« …Une colline dominant le cours du Sambas était couverte de grands arbres entremêlés de lianes, de broussailles et d’arbustes pressés et confondus ; ce fut au milieu de ce lacis inextricable que notre guide malais entreprit de nous frayer un chemin. Il écartait les branches, se baissait, rampait avec une agilité surprenante : nous avions beaucoup de peine à le suivre. Après un quart d’heure de cette marche fatigante, nous arrivâmes au sommet, harassés et accablés par une chaleur brûlante ; mais nous fûmes bien dédommagés par le panorama qui s’offrit a nos yeux.

« À nos pieds s’étendait la forêt sombre et impénétrable ; au delà, à deux lieues environ, elle s’interrompait tout à coup ; un charmant paysage lui succédait : c’étaient de riants villages, de jolies habitations éparses au milieu d’une verte campagne et entourées de cultures régulières. On eût pu se croire transporté sur quelque point de la France !

« Notre admiration égalait notre surprise. Certes nous étions loin de nous attendre à un si grand contraste, à trouver la civilisation au milieu d’un pays sauvage, des cultures admirables entourées de forêts vierges. Nous éprouvions un immense désir d’aller jusque-là, de visiter ce coin de terre si riant, cette oasis qui nous apparaissait comme un effet de mirage, ou un tableau magique. Mais hélas ! déjà l’heure nous rappelait à bord de nos navires. Notre guide nous fit comprendre que ces villages étaient une colonie récente fondée par les Chinois[1]. »

Quant aux Malais, ils n’exploitent la terre de Bornéo, où ils dominaient en conquérants avant l’arrivée des Européens, qu’avec le kriss ou le poignard. Ils considèrent comme une honte l’exercice d’un trafic honnête et ne connaissent d’autre occupation que celle d’errer sur les eaux et de s’y livrer à leur goût dominant, la rapine et la piraterie. Tant qu’ils y trouveront quelques moyens d’existence, il n’y aura pour ces contrées aucun espoir de réforme sociale, aucune chance de les entraîner eux-mêmes sur la pente de la civilisation européenne et d’améliorer le sort pitoyable des aborigènes qu’ils pillent et oppriment.

Lorsque règne la mousson de la belle saison, on ne trouve guère ces forbans à terre, à moins qu’ils ne s’y tiennent en embuscade pour dévaliser quelque tribu dayake ou pour tomber à l’improviste sur des bâtiments caboteurs de commerce. Pendant que les hommes sont ainsi occupés à épier leur proie, les femmes, les enfants, les vieillards habitent de petites embarcations tapies sous les mangliers qui masquent l’embouchure des rivières. Ils y sont sous la garde d’un bâtiment armé qui les protége en cas d’attaque, ou les avertit du danger lorsque des bâtiments de guerre sont en vue. Presque tous les chefs de ces pirates appartiennent aux familles princières du pays et la plupart des sultans reconnus par les Européens prélèvent une part dans l’odieux butin de leurs grands vassaux.

Bornéo est, on le voit au premier coup d’œil, une terre bien arrosée. Ses trois principaux fleuves prennent naissance non loin les uns des autres, dans une espèce de massif mamelonné, de trois cent cinquante à mille mètres d’élévation, sur lequel s’élèvent des pics isolés, dont vingt à trente atteignent douze cents à deux mille mètres de haut et portent différents noms chez les tribus dayakes du voisinage : Gounoug-oulou-Kapouas, Gounoug-oulou-Koti, Gounoug-oulou-Banjas, c’est-à-dire montagne des sources du Kapouas, — du Koti, — du Banjas.

Il n’y a pas d’île dans l’intérieur de laquelle on puisse pénétrer par de si belles voies fluviales. Nés près du point central de Bornéo, ces trois fleuves s’en éloignent en traçant des vallées dirigées, celle du Kapouas à l’ouest, celle du Banjas au sud, celle du Koti à l’est.

Avec des bassins secondaires qui les séparent, ces trois grandes vallées comprennent à peu près toute la partie de Bornéo, soumise aux prétentions de suzeraineté bien plus qu’au pouvoir effectif des Hollandais. Administrativement elles sont réparties entre les deux résidences de Pontianak et de Banjermasing, où nous allons successivement conduire nos lecteurs.

Le Doeson, Banjas, Banjer ou Barito (car il porte tous ces noms), principal cours d’eau de la résidence de Banjermasing, forme avec ses principaux affluents, descendant tous comme lui du nord au sud, un immense labyrinthe couvert de hautes futaies dont la base, sur une surface de plusieurs centaines de lieues à la ronde, est submergée périodiquement sous quelques pieds d’eau. Les explorations tentées depuis une vingtaine d’années sur ce fleuve ont prouvé que cette partie de l’île n’est en réalité qu’une immense forêt vierge et marécageuse, tellement entrecoupée de fondrières, d’anses, de lacs et de canaux enchevêtrés, que les eaux des grandes crues seules peuvent se frayer des passages à travers « cet inextricable lacis. » Les indigènes, presque toujours errants, se servent, dans leurs expéditions vagabondes, du cours sinueux de ces eaux comme de la seule voie de communication qui puisse exister dans cette contrée où la nature semble encore la même qu’au lendemain de la convulsion de l’écorce terrestre qui souleva les parties basses de Bornéo du fond de l’Océan.

Le bourg de Banjermasing est construit sur un bras du Banjer, à l’entrée de ce delta, et il repose sur pilotis, car le sol environnant est exposé journellement aux inondations du flux de la rivière. Les pilotis sont élevés de trois pieds environ au-dessus du niveau du terrain marécageux ; les maisons communiquent entre elles au moyen d’un plancher tenant lieu de rue ; une grande partie des habitations reposent sur des radeaux, ou raktis ; le côté des maisons faisant face à la rivière sert d’échoppe ; les jours de marché, le fleuve est couvert de petits esquifs, montés par un seul individu colportant les denrées, tandis

  1. Voyage au pôle sud et dans l’Océanie, etc., t. VII, p. 106-107.