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Comme il n’avait pas plu depuis quelques jours, le chemin était plus sec et la rivière avait beaucoup baissé. Je trouvai de nouveau la réception la plus amicale à Sakkoi, où l’on me fit un présent de fruits et de diverses racines mangeables. Mon petit épagneul à longs poils devint le favori des femmes, qui le caressaient et l’embrassaient comme un enfant. Les unes le prenaient pour un veau, les autres pour un cabri, et elles ne crurent que c’était un chien, qu’après que je leur en eus donné maintes fois l’assurance. Les habitants de ce kampong sont d’humeur très-pacifique : ils ne font pas d’expéditions dans le but de couper des têtes, et la coutume barbare d’immoler des prisonniers est moins en honneur chez eux que chez les autres peuples de leur race.

Le lendemain matin, à sept heures, je me remis en route au bruit des salves tirées par mes amis de Sakkoi ; petits et grands étaient assemblés sur le parapet ou au pied des fortifications, et j’étais déjà loin, qu’ils me souhaitaient encore un bon voyage.

An sommet du mont Ambon, on me fit remarquer un arbre résineux, que les indigènes regardent comme sacré. La grosse boule de résine qui s’est formée au haut du tronc sert d’oracle aux voyageurs, et elle est hérissée de centaines de flèches. Celui qui trois fois manque ce but, est voué à la pauvreté et au malheur ; l’archer heureux ou adroit a au contraire la perspective de devenir riche. Conformément à l’usage, j’interrogeai aussi l’oracle, et je fis passer deux balles à travers la boule.

À Tampang, j’eus la satisfaction de retrouver mes compagnons en bonne santé et mes bagages en bon état. Le chef Awat résolut de me donner une fête pour témoigner sa joie de mon heureux retour. Les abondantes libations de touwak firent promptement leur effet, et, vers midi, la plupart des assistants étaient ivres. Six bilians (espèce de bayadères) conduites par un bazir ou prêtre, vinrent chanter mes louanges au son du katampang, dont frappait leur chef. Ce bazir, qui est à peu près vêtu de la même manière que les bilians, forme une louable exception parmi les personnes de son état : car il n’est vicieux qu’à demi, et ne songe qu’à parer comme des poupées la troupe féminine qu’il dirige[1].

Quelques jours après, Awat m’engagea à donner un sakki, c’est-à-dire à payer une certaine somme, afin que le peuple fêtât ma bienvenue ; comme j’étais le premier blanc qui eût remonté si haut le Kahayan, et que cette coutume oblige grands et petits, je sacrifiai volontiers une somme de cinquante florins (deux cent sept francs). Les chefs des environs et les étrangers, qui se trouvaient au kampong, furent invités à la solennité, et le lendemain, dès le matin, on saigna un gros porc, dont le sang fut porté en oblation aux hantous, esprits qui hantent les terrains cultivés et les mines d’or. Les indigènes en gardèrent une partie pour s’en barbouiller le corps, en se souhaitant réciproquement toutes sortes de prospérités. D’habitude, c’est celui qui donne la fête qui rend ce service aux convives masculins et féminins ; pour moi, on m’en dispensa, mais je dus me laisser oindre de sang la poitrine, tandis que les chefs faisaient des vœux en ma faveur. Après le festin, je me rendis au milieu de l’assemblée, à la grande joie des assistants. Les bilians, rangées sur un banc d’un côté de la salle, chantaient les louanges des convives les plus notables, qui étaient assis en face sur des gongs ou timbales de cuivre. Les coupes circulaient à la ronde et l’ivresse ne tarda pas à être générale, ce qui donna lieu à bien des scènes ridicules, surtout de la part des femmes.

Le Ier décembre, je me transportai, avec toute ma suite, au balai tomoi (maison des voyageurs), situé il quelque distance au nord de Tampang. C’est là que les marchands attendent des jours, quelquefois des semaines et des mois entiers, l’occasion favorable de passer le labeho Tampang, obstrué de rochers et formant un redoutable tourbillon, qu’il est impossible de franchir par les grandes eaux. Ce labeho (gouffre, sinuosité) est situé sur la limite septentrionale du district du moyen Kahayan, qui comprend quatre-vingt-deux kampongs et quatre mille huit cent quarante-cinq habitants. En amont de ce point, la contrée est constamment montueuse.

Le niveau de la rivière ayant rapidement baissé, nous pûmes dès le lendemain continuer notre voyage jusqu’à l’embouchure du Mendjangan, où nous fûmes forcés de nous arrêter, parce que le fleuve était en crue ; mais pendant la nuit, il descendit d’au moins huit pieds. Le 3 décembre, nous remontâmes jusqu’à Déwa, et nous vîmes dans le trajet de charmants paysages, des plaines fertiles et bien cultivées, alternant avec des collines boisées.

Niai Balau, femme Raden, chef de Déwa, passe dans tout le pays pour une femme aussi énergique qu’intelligente. Quoique déjà avancée en âge, elle est encore dans toute sa force ; sa manière de se vêtir et ses mouvements témoignent encore d’une coquetterie juvénile. Elle a donné des preuves d’un courage viril : une fois que les Pari attaquaient le kampong, et que les hommes prenaient la fuite, elle ceignit l’épée et contraignit les fuyards à tenir tête à l’ennemi et à remporter la victoire. C’est elle qui exerce l’autorité à Déwa. Étant venue me rendre visite, avec plusieurs autres femmes de qualité, elle me raconta avec beaucoup de modestie diverses aventures de sa vie active et agitée. Elle fut ravie du cadeau que je lui fis de quelques mètres de coton teint, et elle savoura avec ses compagnes le brandevin que je leur offris. Nous nous séparâmes en faisant réciproquement des vœux sincères pour notre bonheur.

Lors de mon départ de Déwa, le 4 novembre, le chef Awat me quitta pour retourner à son kampong. Mais auparavant il obtint, à force d’instances, que je misse une empreinte de mon sceau officiel sur de la cire rouge qu’il avait étendue à la surface de son épée. Il voulait par là montrer à tous qu’il était le fidèle sujet du gouverne-

  1. Les bilians cumulent avec les fonctions de chanteuses publiques, celles de devineresses, de magiciennes, de conjuratrices de mauvais esprits et de sages-femmes.

    (Temminck, loc. cit.)