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glaives. Deux parangs furent, à cet effet, placés en croix par terre. Les deux danseurs étaient des jeunes gens, parés comme pour une fête. Ils avaient autour de la tête des mouchoirs rouges étroits, garnis de petites franges d’or, et sur les épaules une longue bande d’étoffe de couleur en guise de châle. La danse était véritablement gracieuse et décente : on n’y remuait pas seulement les mains et les bras, mais aussi les pieds. Les deux danseurs prenaient de jolies poses, et exécutaient leurs mouvements avec beaucoup d’art. Ils dansèrent d’abord quelques minutes autour des glaives ; ensuite ils semblèrent vouloir les lever ; mais toujours ils reculaient comme saisis d’épouvante ; ils finirent cependant par les lever réellement, et les croisèrent de la manière la plus adroite en véritables maîtres d’escrime. C’est certainement la plus belle danse que j’aie jamais vu exécuter par des sauvages. La musique se composait de deux tambours et d’un gong.

Intérieur d’une habitation dayake. — Dessin de Lançon d’après M. Schwaner.

Le même jour j’allai encore visiter une autre tribu placée plus haut sur la rivière. Tout ressemblait à ce que j’avais observé chez la première : seulement j’y vis deux têtes d’hommes nouvellement coupées. L’autre tribu ne manquait certes pas de pareils trophées, mais ils étaient déjà anciens et changés en véritables têtes de momies, tandis que celles-ci, tranchées peu de jours auparavant, avaient un air effroyable. La fumée les avait noircies comme du charbon, la chair était à moitié desséchée, la peau intacte, les lèvres et les oreilles racornies ; la bouche, largement ouverte, laissait voir les mâchoires dans toute leur horreur. Ces têtes étaient encore couvertes d’une chevelure épaisse ; l’une d’elles avait les yeux ouverts, et on les voyait à moitié désséchés, tout rentrés dans leurs orbites. Les Dayaks les sortirent du réseau dans lequel on les avait suspendues, pour me les montrer ; ce fut un affreux spectacle qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Ils coupent les têtes si près du tronc qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître chez eux une extrême dextérité. Ils ôtent la cervelle par l’occiput.

En prenant les têtes à la main, ils leur crachèrent à la figure ; les enfants leur donnèrent des coups et crachèrent par terre. Leurs visages, d’ordinaire calmes et tranquilles, prirent alors une expression terrible de férocité.

Je frissonnai ; mais je ne pus m’empêcher de convenir que nous autres Européens, loin d’être supérieurs à ces sauvages si méprisés, nous valons bien moins qu’eux encore Chaque page de notre histoire n’est-elle pas remplie de forfaits, de meurtres et de trahisons de tout genre ? Qu’y a-t-il de comparable aux guerres de religion en Allemagne et en France, à la conquête de l’Amérique, au droit du plus fort et à l’inquisition ? Et même de notre