de quelques douzaines de familles. Cela me rappela la Hongrie et la Pologne, où tout ce qui n’était pas serf s’appelait gentilhomme.
Au milieu de cette conversation, un garçon apporte un pigeon sauvage qu’il avait pris dans le bois. Aussitôt un homme se saisit du pigeon, tordit le cou de la pauvre bête, arracha quelques-unes des plus longues plumes des ailes, et la jeta dans le feu ; à peine les autres plumes étaient-elles à moitié brûlées qu’il retira le pigeon du feu, lui enleva la tête et les bouts d’ailes, et les donna à un enfant placé à côté de lui, et qui semblait les attendre avec impatience. Il remit ensuite le pigeon au feu, mais seulement pour quelques instants, le reprit et le déchira en six morceaux, qu’il distribua entre autant d’enfants. Pour lui, il ne goûta même pas ce rôti. J’avais déjà eu occasion de remarquer plusieurs fois que les Dayaks aiment tendrement leurs enfants.
Le même soir éclata un terrible orage, accompagné d’une de ces pluies torrentielles, vraiment tropicales, que nous appelons averses. Au milieu de ce déchirement et du mugissement de la tempête, un coup de vent éteignit tous les feux. Nous nous élançâmes de nos siéges pour nous réfugier dans l’intérieur de la chaumière, nous attendant à chaque instant à ce qu’un second coup de vent emportât le toit de feuillage qui couvrait nos têtes. Mais comme tout ce qui est trop violent est rarement de longue durée, il en fut de même de cette tempête ; au bout d’une demi-heure tout était fini.
Les bonnes gens avaient commencé à chanter de toute la force de leurs poumons et à jouer du gong ; c’était, autant que je pus en juger, pour apaiser et éloigner la tempête. Ils continuèrent ce tapage jusqu’au jour. Leurs chants ressemblaient à des hurlements épouvantables. Je distinguai deux mélodies chantées toutes deux par une seule voix, après lesquelles toutes les autres reprenaient en chœur le refrain. Quatre jeunes gens exécutèrent aussi une danse. Ils se mouvaient à pas lents et mesurés autour du foyer, au-dessus duquel étaient suspendus les crânes. Chacun des danseurs avait un gros bâton à la main et en frappait fortement la terre à chaque pas. De temps à autre ils crachaient sur les crânes. Cette musique et ce chant, comme je l’appris dans la suite, n’avaient aucun rapport avec la tempête ; c’était une fête qui précédait une expédition guerrière.
Chez toutes les tribus que j’avais vues dans ce voyage, le chef n’habitait pas une cabane isolée, mais demeurait au milieu des familles. Les jeunes gens dormaient et se tenaient sur les vérandas.
26 janvier. — Mon voyage chez les Dayaks sauvages s’effectuait ainsi sans le moindre danger et sans la moindre difficulté, quoique j’eusse quelquefois sujet de craindre quelque catastrophe. Aussi, dans mon insouciance, j’avais commencé à croire à une pleine sécurité ; mais aujourd’hui je dus faire l’expérience du contraire.
J’étais assise tranquillement dans mon prahou, quand nous vîmes venir vers nous un petit canot où se trouvaient quatre Dayaks qui descendaient le fleuve à force de rames. Sans s’arrêter près de nous, ils nous crièrent seulement en passant de rebrousser chemin au plus vite, parce que la tribu la plus voisine, établie immédiatement au-dessus, partait à l’instant pour la guerre. Eux-mêmes, disaient-ils, ne lui avaient échappé que parce qu’ils n’avaient pas été vus.
Cette nouvelle me consterna au dernier point. Arriver si près de la montagne, au pied de laquelle nous allions toucher le soir même, et être forcés de retourner sur nos pas ! Je délibérai avec le cuisinier, le seul homme à qui je pouvais dire quelques mots, et je cherchai à le décider à continuer notre voyage. Heureusement c’était un homme de cœur ; son avis était que si les Dayaks avaient l’habitude, dans leurs expéditions, de massacrer tous ceux qui tombaient entre leurs mains, ils respecteraient peut-être pourtant le pavillon du rajah Brooke. Je lui donnai raison, je fis aussitôt hisser le pavillon, et, malgré les autres matelots, nous poursuivîmes notre course. Il n’y avait pas encore longtemps que nous naviguions, lorsque nous entendîmes tout à coup le chant de guerre, accompagné du gong et du tambour. La haute futaie qui couvrait les rivages nous cachait encore à leurs regards ; mais à peine fûmes-nous un peu plus loin, qu’à un coude de la rivière il se présenta à nos yeux un spectacle de nature à intimider les hommes les plus braves. Sur une petite hauteur, tout près du rivage, on voyait au moins une centaine de sauvages portant de hauts boucliers étroits et tenant dans leurs mains des parangs. À notre vue, ils poussèrent des cris furieux et firent des gestes terribles.
Je tressaillis et je fus saisie d’épouvante ; mais il n’y avait pas moyen de songer à la retraite. La-fermeté seule pouvait nous sauver. En face de la colline, au milieu du fleuve, il y avait un banc de sable. Mon vaillant cuisinier s’élança sur ce banc, et il entama avec le rajah une négociation dont je ne compris malheureusement pas un seul mot, car elle se faisait en langue dayake. Je fus d’autant plus saisie en voyant soudain les sauvages bondir de la hauteur où ils étaient réunis, pour se jeter dans les canots, plonger dans la rivière, et s’approcher en ramant ou en nageant de mon prahou, qu’ils finirent par entourer de toutes parts et par escalader. Je croyais mon dernier moment arrivé. Mais bientôt j’entendis la voix de mon cuisinier qui, fendant la foule, me cria de loin qu’on nous souhaitait la bienvenue. En même temps on hissa sur la hauteur un petit pavillon blanc en signe de paix.
Celui qui a jamais vu de près la mort peut seul se faire une idée de l’angoisse que j’avais éprouvée et de la joie que je ressentais alors en me voyant sauvée. Il me fallut étouffer toutes ces violentes émotions et montrer le plus grand sang-froid ; c’était le seul moyen d’imposer aux sauvages. Le cuisinier avait raison : le pavillon du rajah Brooke fut le talisman qui nous préserva. Non-seulement les sauvages ne nous firent pas le moindre mal, mais ils nous témoignèrent au contraire beaucoup d’amitié et m’engagèrent à débarquer avec eux, ce que je m’empressai de faire pour leur montrer combien j’étais flattée et honorée de leur invitation. La