Page:Le Tour du monde - 05.djvu/178

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d’Égypte sont presque exclusivement peuplés. Cette race au teint terreux, aux longs yeux indolents, intelligente mais sans aucun ressort viril, comme les Hindous, commence aux portes d’Alexandrie et finit aux faubourgs d’Assouan, juste en face du premier gradin des fameuses cataractes. Le gouvernement pharaonique l’a si bien énervée qu’elle n’a jamais depuis compté dans les préoccupations des conquérants que comme un troupeau souffrant et payant. Les Coptes, dont le type régulier, mais amolli et blafard, rappelle le type grec comme le créole de certaines îles rappelle le Français, est le descendant d’un peuple croisé de toutes les conquêtes étrangères jusqu’à l’hégire exclusivement : Persans, Grecs, Romains. Ce sont les Fanariotes de l’Égypte musulmane : celle-ci, militaire et ignorante, leur a confié la plume et l’écritoire, l’administration de ses affaires intérieures, et elle en a si bien pris possession qu’aujourd’hui même, après toutes les réformes de Méhémet-Ali, le calendrier copte est le calendrier officiel du gouvernement du vice-roi. L’Égypte en pschent et l’Égypte en turban comptent les jours exactement avec les mêmes mots. Comme leurs confrères de Roumélie, les Coptes ont conservé, à force de soumission et de souplesse, les formes bien dégradées du christianisme d’Orient.

Quand j’ai vu Ghirghis, ce n’était plus l’heureux effendi qu’avait connu M. Didier. Il se mourait lentement sous le poids d’une inconsolable douleur : il avait perdu sa fille unique, Mme Kotzika, une toute jeune femme d’une beauté qui ne démentait pas son nom de Ouarda (Rose), et qui lui avait laissé une petite fille de dix-huit mois, sur laquelle il avait reporté son affection la plus passionnée. L’enfant promettait d’être charmante, et avait la blancheur mate, les grands yeux noirs, maladifs et songeurs, et la mine étonnamment sérieuse de la plupart des petites Égyptiennes. Selon l’usage du pays, qui remplace le nom du père par celui de l’aîné de ses enfants, les amis et les clients du mallem l’appelaient Abou-Ouarda (le père de Rose), fort innocemment et sans se douter de la plaie qui saignait sans relâche au cœur brisé de cet excellent homme.

Bien que Ghirghis et son coreligionnaire Todros (Théodore) fussent peut-être les deux seuls chrétiens de la ville, ils y jouissaient d’une haute considération, et je n’y ai pas constaté cette haine exclusive qui, chez la plupart des musulmans de Nubie, remplace la foi absente. J’en eus un curieux échantillon. Un jour que j’avais accompagné le mallem à son bureau, un fakir y entra et prit place à nos côtés, sans paraître embarrassé au milieu de gens bien mis, de son kaïk effiloché, de son buste presque nu et de sa longue chevelure, d’un noir brillant, qui tombait sur ses épaules en touffes fort incultes. C’était là le signe distinctif du fakir qui a parcouru le monde (les deux Turquies, la Perse, l’Arabie et l’Inde) en perfectionnant sa foi par l’étude des divers peuples à qui le Créateur a fait don de l’Islam. Plusieurs de ces chevaliers errants de la foi sont d’impudents drôles que la police surveille, à bon droit, même dans les villes les plus orthodoxes ; mais la plupart m’ont paru de braves gens assez sincères, un peu toqués, si l’on veut, ayant appris quelque tolérance à force de voir et de comparer, assez indifférents à l’argent, comme des gens habitués à vivre « au nom de Dieu » et aux frais du premier dévot qui passe. Celui-ci portait un bâton fourchu, comme le vieil hérésiarque français Éon de l’Étoile, et il le rapportait, je crois, de fort loin : ce bâton ayant paru plaire à Ghirghis, le capucin mahométan le lui offrit gracieusement et sans nulle rancune de quelques railleries inoffensives du vieux chrétien à l’endroit de sa profession.

Pendant que Ghirghis s’ingéniait à nous chercher, à J… et à moi, l’occasion d’une caravane partant pour l’ouest, l’idée me vint de profiter de ces jours de loisir forcé pour tenter une ascension au Djebel-Kassala, dont les flancs fièrement ravinés dominaient de tout côté le doux paysage de l’oasis. Je partis donc un matin et je traversai un beau bois de palmiers avant d’atteindre le pied du mont, qui semblait à dix minutes de la ville, mais qui en était, en réalité, à une lieue. Rien de si trompeur que la perspective dans ces pays alternés de plaines et de montagnes. J’eus quelque peine à trouver un sentier pour aborder le colosse : car des pierres qui de loin m’avaient paru des cailloux devenaient de près des masses de huit pieds d’escarpement, et ce que j’avais pris pour un tapis de gazon jauni était un véritable fourré de ghech, cette formidable paille des steppes de Nubie qui dépasse souvent la hauteur d’homme, et atteint dans la dessiccation une roideur parfois dangereuse. Je l’éprouvai en sautant d’un rocher parmi des ghech, dont l’un faillit m’éborgner net, et cela me rendit plus prudent. À mesure que je montais, je voyais fuir lestement et disparaître sous les rochers, avec toutes sortes de postures grotesques, des singes de taille assez peu redoutable, qui semblaient scandalisés de cette visite insolite. Ces singes, à qui la montagne a dû un de ses trois noms (Djebel-el-Gouroud, Mont des Singes), sont assez redoutés dans l’oasis, à cause de leur effronterie, de leur penchant à tout dévaster et surtout de leurs habitudes malicieuses. Ce n’est pas sans crainte que les jeunes Nubiennes vont seules puiser de l’eau hors du village, et j’ai vu une jeune fille de Taka qui portait un sobriquet attestant les ridicules vexations dont elle avait eu à se plaindre.

J’ai dit que la montagne porte trois noms : elle s’appelle aussi, en effet, à ce qu’on m’a dit, Djebel-el-Asad, Mont du Lion. Il paraîtrait qu’on y aurait vu de ces formidables chasseurs de bétail et d’hommes, car l’oasis garde le souvenir de quelques-unes de leurs visites. Il y avait tout récemment près de Kassala un invalide qui avait vaincu en franc duel un lion ; je doute même que ce vieux brave soit mort. Ce n’était point un guerrier arabe ou nubien, comme le lecteur pourrait se l’imaginer, c’était un simple bœuf, et l’histoire, pour être un peu saugrenue, n’en est pas moins authentique.

Un jour, des bergers nubiens qui gardaient un grand troupeau dans la savane entendent rugir un lion affamé qui cherche aventure. Les voilà tout tremblants et s’em-