Page:Le Tour du monde - 05.djvu/188

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vice à son hôte, et si quelqu’un doit de la reconnaissance, c’est celui-ci. Offrir une indemnité est une offense, et si mon hôtesse ne s’indignait pas, c’est que la femme africaine est dans une trop humble condition pour avoir le droit de se fâcher. Tout cela, me dira-t-on, n’est qu’une série de nuances ; mais les mœurs sociales du désert étant très délicates et moins barbares qu’on ne le croit, les Européens qui dédaignent toutes ces nuances, si faciles pourtant à saisir, donnent aux Africains une piètre idée de notre civilisation morale.

J’aurais été désolé d’offenser ces braves gens, et saisissant le moment où les enfants du logis venaient rôder autour de moi curieux et timides, je happai une fillette de six à sept ans, et lui passant au cou un collier de verroteries fines, qui la rendit en un clin d’œil l’objet de l’admiration du village, il fallait voir le joyeux ébahissement des parents !

Je me préparais à repartir, quand je vis arriver de la plaine un tourbillon de sable qui rasait la terre et s’approchait en rugissant. J’étais un peu ému, car j’avais reconnu le simoun, un des hôtes familiers du désert nubien ; mais je calculai rapidement que j’étais hors de sa ligne d’action, et j’attendis. Les indigènes paraissaient plutôt impressionnés que terrifiés ; ils répétaient entre leurs dents : chéitan (le diable !). Ils croyaient probablement que le démon était le moteur invisible de cette rafale. Elle traversa la place d’Abou-Haraz, tordit et entraîna bruyamment une clôture fort serrée, et alla disparaître à l’est dans la plaine, en couvrant de sable et de terre un troupeau qui passait et qui subit cet assaut avec une gravité héroïque, ou grotesque, comme on voudra.

Je décidai mes chameliers à m’accompagner jusqu’à Roufaa, où j’arrivai le lendemain. C’est une petite ville d’aspect confortable, et qui paraît ancienne, s’il est vrai, comme je le pense, que c’est la ville de Rifa, qui dépendait, au moyen âge, de l’empire d’Abyssinie, et où les pèlerins s’embarquaient pour Jérusalem. Roufaa est la capitale du cheik des Choukrié, Abou-sin (l’homme à la dent), que l’on appelle « le sultan de Roufaa. » Le vieil Abou-sin, suspect au gouvernement égyptien, plutôt par son pouvoir que par des actes répréhensibles, a été arbitrairement arrêté et emmené au Caire, d’où il n’est sorti que tout récemment, et par suite de l’amnistie proclamée par le vice-roi actuel.

Il y a peu d’années, le mudir de Khartoum, Arakel-Bey, eut la fantaisie d’aller visiter les Choukrié dans leurs vastes savanes. Il se mit en marche avec une grande escorte, visita Rera et Mandera, et manda à Abou-sin de venir le trouver. Le vieux chef arriva en effet un beau jour, suivi d’une nuée de cavaliers parfaitement armés, s’approcha du mudir, et, descendant de cheval, saisit la bride d’Arakel ; celui-ci pâlit et se crut tombé dans un guet-apens : il se rassura difficilement, même en voyant l’attitude respectueuse et courtoise d’Abou-sin, qui le fêta comme un khalife. Le représentant de l’Égypte était fort effacé devant le sultan du désert, et celui-ci fut suspect à partir de ce jour.

Je fus reçus par Ouad-el-Kerim Abou-sin, son fils aîné et son représentant provisoire parmi les Choukrié, et Bolognesi m’y loua des chameaux pour me rendre à Khartoum, éloignée au plus de quatre journées. En attendant qu’ils fussent prêts, j’allai prendre un bain dans le Nil Bleu, accompagné d’un domestique de mon ami, qui, arrivé au bord du fleuve, demanda à un pâtre : « Tamast fit ? (y a-t-il des crocodiles ?) » et sur la réponse mafich (il n’y en a pas), il se jeta à l’eau. J’avoue que ce petit dialogue troubla un peu le plaisir que j’éprouvai à plonger dans le fleuve sacré, et que je sortis de l’eau avec un certain soulagement.

J’avais en face de moi une grande savane plate, la fameuse djezireh (île) de Sennaar, formée par les deux Nils, ayant sa pointe à Khartoum et s’évasant dans le sud vers le Saubot. La domination égyptienne ne dépasse guère Tchélayé, sur le Fleuve Blanc, groupe de villages avec un chantier de construction à peu près abandonné. Cette contrée historique est habitée par deux grandes races : les Arabes, la plupart nomades, et parmi lesquels les Baggara sont les plus puissants ; les nègres Dinka habitent entre la montagne de Groulé et le neuvième degré. Les Baggara ou vachers, reconnaissables à leurs chevelures tressées, montent presque indifféremment des chevaux de race ou des bœufs porteurs : quand ils ne font pas la récolte ou le commerce des gommes, ils se livrent à la chasse aux nègres comme à leur principal gagne-pain. Ils font généralement leurs razzias la nuit, et ont envers les nègres une certaine humanité intéressée. Ils appellent les nègres el mal, le capital : c’est en effet un capital qu’il faut éviter de détériorer ; aussi, quelle que soit l’opiniâtreté de la défense chez les Dinka surpris par des traqueurs, ceux-ci ne les blessent qu’à leur corps défendant.

Mais la morale a ses droits, et les Baggara ont été punis par leur vice même : le gouvernement, mis en éveil par les profits qu’ils faisaient de la sorte, s’est mis à les chasser en lançant contre eux ses redoutables Chagié, et les a forcés à partager. Malheureusement, si les brigands sont punis, le nègre ne s’en trouve pas mieux.

Je partis le soir de Roufaa ; Bolognesi avait pris les devants avec sa chamelle blanche. Il n’alla pas bien loin : je le trouverai à Baranko, fuyant devant un épouvantable coup de simoun qui nous envoyait les graviers au visage aussi roides que des grains de plomb. L’orage apaisé, il se remit en route, et je le suivis distance à travers une forêt continuelle, semée de villages nombreux, flanquée à gauche par le fleuve, à droite par le désert aride. Je passai ainsi devant Soba ; mais j’étais trop pressé d’arriver pour passer une journée à explorer les ruines de cette ancienne capitale de l’empire d’Aloa : cité célèbre et encore puissante au quinzième siècle, et tellement chrétienne que les musulmans ne pouvaient y séjourner que dans les faubourgs (Makrizi).

J’ai vu un chapiteau de Soba, transporté à Khartoum : il ne reste plus guère sur les lieux qu’un bélier mutilé et longtemps ensablé, le fameux harouf de Soba. Une inscription, jusqu’ici indéchiffrable, orne le piédestal de ce bélier, et a été mise à jour par les soins