Page:Le Tour du monde - 05.djvu/196

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« Vive le saint amour de la femme ! Qui ne sait chanter, ni boire, ni aimer, celui-là l’étudiant le méprise. Hurrah ! l’étudiant est libre ! »

L’étudiant a, en effet, de bien grandes libertés en Allemagne. Cependant nos Philistins[1] commençaient à trouver qu’on faisait dans le wagon presque autant de tapage que s’il eût été une rue de la ville académique. « Plus qu’une seule, » dit un des écoliers, qui n’avait pas encore chanté, et le voilà qui part, mais cette fois sans hurrah.

« Droit hors du cabaret, je m’avance en ce moment ; ô rue ! quel air étrange je te trouve ! Je cherche ton côté droit, je cherche ton côté gauche : tout est renversé. ô rue ! je vois que tu es ivre !

« Pourquoi donc, ô lune me regarder ainsi de travers ? Pourquoi cet œil ouvert et l’autre fermé ? Tu as trop bu, la chose est claire. N’as-tu pas honte, n’as-tu pas honte, ma vieille amie ?

« Et maintenant les lanternes, que se passe-t-il donc ? grands dieux ! Voilà que les lanternes ne savent pas se tenir debout ; elles vacillent et flamboient sens dessus dessous. Je me trompe fort ou leur raison est restée au fond du verre.

« Du grand au petit tout chancelle, tout roule dans un tourbillon. Dois-je m’y risquer, faible et seul ? Il me semble vraiment que ce serait folie ! je préfère retourner prudemment au cabaret[2]. »

L’étudiant chantait debout et ajoutait aux paroles une mimique si expressive, que les Philistins avaient bonne envie de le faire continuer. Mais survint un convoi qui nous croisa avec un bruit infernal ; quand il eut passé, le groupe joyeux était à autre chose et le wagon au silence.

Le Wurtemberg est peut-être le pays de l’Allemagne où l’on chante le plus. Uhland, Justin Kœrner et Gustave Schwab y ont continué la tradition des chanteurs d’amour et la douce poésie des minnesingers flotte encore ici dans l’air qu’on respire.

Nous autres, peuple d’action, de bon sens et d’esprit critique, nous ne savons pas rêver, même à vingt ans. Nous faisons depuis trop longtemps le procès à toute chose pour avoir gardé l’enthousiasme. Il n’y a que de grands chocs qui puissent le réveiller en nous. Nos enfants naissent hommes ; et ici les hommes redeviennent volontiers enfants pour écouter le vent qui murmure, la forêt qui respire, la cloche lointaine qui jette dans l’air sa note triste ou joyeuse. Nous ne lisons plus de vers ; ils les aiment toujours. Ce don précieux de redevenir jeune par l’imagination et le cœur est une des supériorités de l’Allemand, et durera, car cette qualité se trouve en bas comme en haut.

Nos vieux chants populaires sont morts et ceux de nos nouveaux poëtes, Nadaud, Lachambaudie, n’ont pas encore pénétré jusqu’au fond la grande couche populaire. En Allemagne, la poésie coule partout à flots larges et pressés. Ils aiment mieux que nous la nature, la famille, le foyer, l’amour, et ils en sont récompensés par les inspirations de la muse ; car aimer, c’est chanter. La plus pauvre chaumière, comme le château princier, a ses poëtes, et les vers que la grande dame soupire sont chantés à pleine voix par les jeunes filles du bûcheron lorsqu’elles vont, à l’ombre des grands bois, porter à leur père la joie de leur vue et ses pauvres aliments du jour. Pour chaque condition existent des lieders favoris : l’étudiant, le soldat, le chasseur en ont ; partout vous en trouvez le recueil à côté de la Bible ou du livre d’heures, avec l’air noté et des dessins sur bois qui font rêver les enfants et les jeunes filles.

Vous connaissez notre machine roulante et ce qu’elle contient, regardons maintenant le pays.

Pour sortir de Bruchsal, nous passons par-dessous le cimetière ; les vivants sous les morts ; et nous commençons à monter. Il s’agit de franchir enfin le Schwarzwald, que depuis Kehl nous n’avons cessé de longer ; il faut nous élever de cent vingt-six mètres, altitude de Bruchsal, à trois cent dix mètres, altitude de Maulbronn, en passant par Bretten, dernière station badoise.

Nous faisons cette montée sans nous en apercevoir et presque sans tranchées ni tunnels ; mais aussi point de gorges pittoresques comme il y en a tant dans le sud : c’est une montagne qui finit. Point de ruines non plus : les châteaux n’ont pas été bâtis au centre de la chaîne, mais sur le versant de l’ouest. C’est le Rhin qu’ils guettaient ; ici, il n’y avait rien à prendre. Nous sommes cependant encore dans le bassin du grand fleuve, puisque les ruisseaux que nous traversons descendent au Neckar, qui va le rejoindre près de Manheim.

Que de fois la guerre a passé par ici. Ce pays si charmant, ce paradis de la terre, comme Goethe l’appelait, est un de ceux qui ont été le plus abreuvés de sang. Quand l’Autriche et l’Empire voulaient envahir la France, ils partaient du Schwarzwald, et nous, nous y arrivions bientôt.

L’invasion de France en Allemagne est, en effet, plus facile que celle d’Allemagne en France. Nous avons cinq lignes de défense parallèles : le Rhin, les Vosges, la Moselle, la Meuse et l’Argonne. L’Allemagne n’en a que deux : le Rhin et le Schwarzwald, au delà duquel on se trouve tout de suite dans la grande vallée du Danube, qui mène à Munich et à Vienne.

La forêt Noire est percée de cinq routes principales :

1o De Fribourg aux sources du Danube, vers Donauschingen, par le val d’Enfer ; Moreau y passa en faisant sa retraite trop vantée. Villars, en 1703, et Noailles, en 1744, avaient pris par là pour arriver à Munich.

2o De Kehl, par la vallée de la Kinzig à Villingen et à Rothweil, entre les sources du Danube et celles du Neckar ; c’est la route de Guébriant en 1643.

3o De Kehl à Freudenstadt, par la vallée de la Rench et le défilé de Kniebis, qui défend le fort Alexandre, à une altitude de neuf cent soixante-quatorze mètres. Une partie de l’armée de Moreau y passa en 1796, et on voit encore sur cette limite du pays de Bade et du

  1. Nom donné par l’étudiant au bourgeois établi.
  2. M. N. Martin a donné ce lied dans son volume des Poëtes contemporains de l’Allemagne, et j’ai suivi sa traduction.