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VOYAGE EN CALIFORNIE,

PAR M. L. SIMONIN.
1859. — TEXTE INÉDIT.


I

SAN FRANCISCO.

De Paris à San Francisco. — Premier aspect de la ville. — Population hétérogène. — Mon hôte et son jardin. — Sécurité générale. — Quartier chinois. — Vue du port. — Important commerce. — Progrès remarquables. — Sévérité du costume. — Soirée au consulat. — Les politiciens. — Le lunch. — Le marché. — Principaux édifices. — Les maisons de bois. — Les pompes à incendie. — Affreux climat. — Dénombrement des habitants.

Le 4 avril 1859, je quittai Paris pour m’embarquer au Havre, et de là me rendre en Californie. J’étais désireux de voir de mes yeux comment naît et se forme un pays ; j’étais curieux de visiter ces mines d’or et ces placers fameux dont la richesse est encore proverbiale. Aussi m’étais-je décidé à ce voyage sans trop de réflexions préliminaires. Suivant les uns, je devais rencontrer dans l’Eldorado la loi de Lynch pour toute protection, et des mineurs armés de revolvers qui se visaient à bout portant sous le moindre prétexte : partout la confusion et le désordre, une anarchie sans nom. À tous ces désagréments devait se joindre celui d’une contrée malsaine et fiévreuse. Suivant les autres, c’était vers un pays désormais heureux et tranquille que je me dirigeais, c’était le calme et la prospérité que j’allais trouver succédant à de violentes commotions. Enfin, le climat du paradis terrestre, un ciel toujours sans nuages m’attendaient pour couronner le tableau. Qui avait raison des uns ou des autres ? La suite du récit le prouvera. Pour moi, je résistai au conseil de mes amis qui m’avertissaient de me munir d’un bon revolver et d’une excellente carabine, sans oublier le long couteau-poignard. Je répondis que je trouverais ces objets de première main dans le pays où on en faisait si bon usage, et je partis, heureux de laisser au peuple policé que je quittais l’usage du chapeau de soie, rigide boisseau serrant le front, ainsi que des brodequins vernis, trop étroite prison pour le voyageur.

Muni d’un sombrero de feutre mou à large bord, d’une forte paire de bottes de touriste, d’une chemise de laine rouge, il me semblait que j’avais là non point précisément le costume d’un passager transatlantique, mais celui d’un voyageur californien. C’était l’accoutrement du mineur et du pionnier comme nous l’avaient dépeint dans le temps tous les journaux de Paris.

J’arrivai au Havre le 5 au matin, de très bonne heure. Dans le même compartiment que moi se trouvait un jeune Américain, qui allait suivre la même route jusqu’à New-York. Nous fîmes connaissance entre deux sommeils interrompus. Il venait de visiter la France, l’Italie, les bords du Rhin, et pour ne rien perdre de l’aspect de tant de sites nouveaux, il s’était muni d’une immense longue-vue, véritable télescope, qu’il traînait avec lui dans un énorme étui de fer-blanc. C’est à peu près tout ce qu’il rapportait de son voyage d’étude, avec le souvenir et le regret des plaisirs faciles de Paris.

Je visitai le Havre, ses quais, ses promenades, ses bassins ; j’assistai au petit lever de la ville, puis je me dirigeai vers le vapeur qui devait m’emporter à travers l’océan. Un gendarme me barra le passage avec ces mots sacramentels, prononcés à voix forte : « On ne passe pas ! votre passe-port ! » Je m’empressai de satisfaire à cette impérieuse demande de l’agent de la force publique, et, pour la première et la dernière fois de mon long voyage, je dus exhiber mon signalement. Le navire était sous vapeur quand je montai sur le pont. Tout à coup, au signal du capitaine et au bruit du canon répété par les échos de la plage, le colosse s’ébranle, nous sortons du bassin et nous voilà en mer.

Je jetai un rapide coup d’œil sur mes compagnons de route, dont aucun encore, hormis mon jeune Américain, ne m’était connu ; mais les liaisons se font vite à bord, et jamais passagers plus aimables ne durent, je crois, se trouver réunis sur la même dunette d’un navire.

C’était, parmi les Français, V. L…, pionnier de Californie, qui retournait pour la quatrième fois vers les rives de l’Eldorado. Je m’attachai à lui instinctivement, et c’est un des meilleurs hommes que j’aie connus. Ce vieux routier me pilotait sur mon chemin : il était d’une patience et d’une douceur exemplaires. Avec lui, je citerai la gracieuse Mlle E. P…, ancienne artiste du théâtre des Variétés de Paris, et que l’art et le cœur rappelaient également à San Francisco. Elle accomplissait ce voyage pour la seconde ou la troisième fois.

Le révérend O’R…, missionnaire jésuite dans le Canada, qui allait reprendre à la voix de ses chefs la route des déserts, après quatre années passées à Paris dans l’étude des lettres et des sciences ; Ch. P…, fils d’1m riche banquier de New-York, parfait gentleman et joyeux convive ; don Agostin B…, planteur de la Havane ; Mme L…, gracieuse créole de la Nouvelle-Orléans, et tant d’autres qu’il faudrait nommer complétaient le nombre des passagers de première classe.

Nous nous étions réunis sur le pont de notre vapeur américain le Fulton, et, par le plus beau temps du