Page:Le Tour du monde - 05.djvu/230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jérusalem est ordinairement, me dit-on, trop déserte : en ce moment elle est trop peuplée. Ses habitants sédentaires sont environ quatorze mille, sur lesquels mille à douze cents chrétiens des diverses Églises : le reste est juif, musulman et grec. La semaine sainte attire des pèlerins grecs de tous les pays, des chrétiens de la Palestine et des musulmans. On évalue la population flottante qui remplit tout à coup la ville vers le temps de Pâques, à trente ou quarante mille.

C’est un très-singulier spectacle que tous ces gens de nations différentes, costumés si singulièrement et si misérablement pour la plupart, circulant dans les ruelles étroites, tortueuses, mal pavées, sous les portes basses, dans les bazars sombres de cette pauvre sainte ville, que j’aurais bien de la peine à ne pas trouver fort laide et malpropre, si je ne la considérais à travers le prestige des grands souvenirs de son histoire et avec un respect presque filial. Une mère n’est jamais laide pour ses enfants.

Errant un peu au hasard, j’arrive à la porte de Bethléem. À quelque distance, j’aperçois plusieurs groupes de tentes. Ce sont des camps de pèlerins qui précèdent de grandes caravanes et les attendent. Tous les jours, à l’approche de Pâques, on voit défiler au même endroit de longues bandes d’hommes, de femmes et d’enfants qui viennent de la Russie, du Danube, de la Roumélie, de Constantinople, de l’Arménie, de la Syrie, des Îles ioniennes, de la Grèce, de l’Abyssinie ou de l’Égypte.

Ces chrétiens grecs n’ont pas le moins du monde l’air d’être du dix-neuvième siècle. Ils ont encore tout naïvement la ferveur que les Latins avaient au plus sombre du moyen âge. Ils croient qu’il faut absolument faire le pèlerinage de Jérusalem au moins une fois dans sa vie. Presque tous sont de pauvres gens. Ils entreprennent ce long et pénible voyage en famille. C’est pitié de voir les figures fatiguées et les attitudes exténuées des vieillards, des femmes, des jeunes filles et des enfants. Presque tous ont emporté quelques pacotilles de marchandises qu’ils comptent vendre à Jérusalem. Ils ont bien eu à souffrir depuis qu’ils ont quitté leur patrie. Ceux qui sont obligés de traverser la mer sont surtout rudement éprouvés. On les entasse dans les petits bâtiments de marins grecs, caboteurs, habiles et rusés, peu pressés d’arriver, et qui abordent sur tous les points du littoral où ils ont quelque gain à espérer. On doit imaginer ce que le mal de mer, les épidémies et les privations de toute sorte font de ravages dans ces amas de malheureux chrétiens. Beaucoup, parmi les faibles, succombent. Sur terre, les souffrances et les dangers ne sont pas moindres. M. Poujoulat, que je lis maintenant avec plaisir près de mon feu, a écrit sur ce sujet quelques belles lignes[1] :

« Les caravanes chrétiennes marchent par ordre et sous le commandement d’un chef, comme les grues et les cigognes quand elles passent sous d’autres cieux ; elles s’avancent avec les provisions de route, avec les vases et les ustensiles de cuisine suspendus aux flancs des chameaux et des mulets ; ce sont des familles entières suivies de tout l’attirail domestique, comptant pour rien les fatigues d’un voyage de plusieurs centaines de lieues, marchant depuis l’aurore jusqu’au soir, tantôt sous la pluie, tantôt sous les feux du soleil, passant les nuits en plein air, et quand les vivres sont épuisés, vivant de ce qu’elles trouvent comme les oiseaux du ciel ; ce ne sont pas seulement des hommes robustes qui s’imposent tant de fatigues et de privations, ce sont de faibles vieillards qui ne veulent point mourir avant d’avoir vu Jérusalem, des femmes et des jeunes filles destinées à une vie plus paisible et plus douce, des enfants à peine échappés du berceau, qui viennent faire leur apprentissage de la vie sur les chemins de la cité où leur Dieu souffrit et mourut. Quoique la pieuse troupe ne s’aventure pas sans armes, elle tombe quelquefois entre les mains rapaces des Bédouins. Que de larmes alors ! Que d’ennuis ! car il faut de l’argent, beaucoup d’argent pour accomplir le pèlerinage. On travaille dix ans, vingt ans pour ce saint voyage. Une famille chrétienne vient dépenser à Jérusalem quelquefois le produit des travaux d’une vie entière. »

Lorsque tous ces pauvres croyants de l’Église grecque arrivent sous les murs de Jérusalem, ils sont obligés de payer quatre paras par tête à la porte de Bethléem. Provisoirement on les loge dans les couvents de leur nation, mais non pas sans les faire payer, et après quarante-huit heures, quand ils ont donné au supérieur du couvent, comme tribut de leur pèlerinage ; la plus forte part de ce qu’ils ont apporté d’argent, on les envoie se loger à leurs frais chez les habitants de la ville. Ils auront encore à payer pour entrer a l’église du Saint-Sépulcre, puis pour visiter chaque partie des lieux saints, en dedans comme en dehors des murs, et enfin pour sortir de la ville. Aussi, dès le lendemain de leur arrivée, les malheureux voyageurs vont-ils, pour la plupart, étaler en public quelques pauvres marchandises. Je ne sais si l’on a calculé approximativement le total de toutes les sommes d’argent que la piété des pèlerins grecs verse par année dans Jérusalem : elle doit être considérable, car, après tout ce qu’en prélève le fisc musulman, elle fait vivre tous les couvents et tous les habitants de la ville. Jérusalem n’a ni ressource agricole, ni industrie : elle vit des pèlerinages.

Les Arméniens paraissent être de tous les pèlerins les plus généreux. M. Poujoulat a vu un chrétien de cette nation qui avait remis entre les mains du patriarche (grec) cent mille piastres, croyant s’assurer ainsi une des premières places dans le royaume des élus. On offre à qui peut les payer des gravures représentant en traits grossiers le paradis en amphithéâtre, tel que le décrivent les vieilles légendes : des places vides sont réservées près des saints, sur les degrés demi-circulaires de l’estrade sacrée ; chaque pèlerin est libre d’acheter celle de ces places qui lui convient le mieux, et d’ordinaire il veut être à côté du saint, son patron ; mais le prix est d’autant plus élevé qu’elle est plus près du trône céleste. Ce sont là, il faut en convenir, d’odieuses supercheries, et

  1. Correspondance d’Orient, t. IV, p. 332.