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La Plaza de Armas est fort belle ; c’est un quadrilatère parfait, disposé, sur une plus vaste échelle toutefois, comme la place Saint-Sulpice. Une fontaine au milieu, une allée d’arbres autour. Au nord de la place, un portail latéral de la cathédrale et la chambre du congrès provincial (casa del congreso) contre laquelle s’adosse l’église ; la façade principale regarde l’ouest et se trouve sur une rue adjacente, plusieurs degrés lui servent de soubassement et conduisent à ses trois portes. Le style de ce monument est bizarre et mal défini, plus capricieux qu’original, très-ornementé dans le mauvais goût de la Renaissance. Deux clochers à flèches hexagonales le surmontent. Le portail qui fait face à la place date de 1835 seulement. À côté de la cathédrale se trouvent le palais de l’Évêché et le Sagrario, annexe obligée de toute cathédale espagnole, domaine exclusif du chapitre ; les baptêmes, mariages, enterrements, etc., se font au Sagrario. À l’orient enfin se trouve le Palacio del Gobierno, un des plus beaux spécimens de l’architecture locale.

Le 5 octobre, une autre fête m’attira de nouveau au dehors. C’était celle de la Vierge miraculeuse de Zapopan. Le nombre des vierges miraculeuses au Mexique est effrayant ; chaque ville a tenu à honneur d’avoir la sienne. Celle-ci est une petite statuette noire et grossière qui passe six mois de l’année au pueblo voisin de Zapopan et les six autres à Guadalajara où elle reçoit successivement une hospitalité de quelques jours dans chacune des églises. Elle ne voyage, de Zapopan à Guadalajara et réciproquement, qu’en grande pompe, processionnellement escortée de toute la population de la ville et des campagnes voisines. Là, je vis cette tourbe en haillons que notre arrivée avait soulevée quelques jours auparavant, mais le spectacle le plus curieux était celui que présentaient les Indiens de Zapopan et des pueblos voisins, pour lesquels cette fête est une saturnale durant laquelle ils donnent amplement carrière à leur penchant pour les liqueurs fortes. Coiffés et enguirlandés de fleurs, à demi nus, défigurés par des masques hideux, en proie à une surexcitation inquiétante, ils dansent autour de la statue, en souvenir de David devant l’arche, au son de leurs instruments : ils se contorsionnent comme des énergumènes, luttent de souplesse et d’agilité, brûlent des pétards, lancent des fusées ; quelques-uns suivent péniblement la procession à genoux. Tout cela dégénère à la fin du jour en une orgie complète à laquelle l’épuisement et le sommeil mettent seuls un terme. Telles étaient les fêtes de leurs aïeux à l’époque de la conquête, les Mitotes dont les anciens historiens ont conservé la description. Cette race n’a rien oublié parce qu’on ne lui a rien appris ; devant de nouveaux dieux, dont la valeur mystique lui échappe faute d’une culture intellectuelle suffisante, elle manifeste encore son adoration par des sacrifices aux forces vives de la nature. Ce sont des païens et, en outre, des ignorants.

Terrasse de maison et fabrique, à Guadalajara (p. 266). — Dessin de E. de Bérard d’après M. Vigneaux.

Sur ces entrefaites je reçus avec bien du plaisir, peu après, des nouvelles de M. Guilhot et du gros de la troupe. Ils étaient partis en compagnie d’un cuerda, c’est-à-dire d’un convoi de recrues : mais ce mot de cuerda nécessite quelques explications.

La loi sur le recrutement, promulguée en 1853 par Santa Anna, exclut les Indiens du service militaire. Je ne sais qui devrait être soldat alors, ni comment devraient se faire les levées, mais je sais bien qu’il n’y a pas un soldat mexicain qui ne soit un Indien, et que le recrutement s’opère de la même manière que dans l’empire ottoman. Malheur à l’homme jeune et bien constitué qui, à l’époque où le contingent de la province est réclamé par la capitale, vient rôder autour des casernes, se fait ramasser ivre dans la rue, ou fait du tapage au cabaret ! Il est pris et renfermé provisoirement ; puis on le dresse, c’est-à-dire on l’amène à convenir qu’il est soldat et veut l’être, par le procédé qui fit de Sganarelle un médecin malgré lui. Si ce mode d’embauchage ne fournit pas le contingent, on le complète en glanant dans les prisons ce qu’il y a de moins taré. Alors on met les menottes à tous ces malheureux, on les attache deux à deux à une longue corde (cuerda), et on les expédie sous bonne escorte à Mexico. Chemin faisant, on ne leur épargne pas les mauvais traitements.

La plaine au milieu de laquelle s’élève Guadalajara