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Cuautitlan. — Tanepantla. — Aspect de la vallée. — La Vierge de la Guadalupe et celle de Los Remedios. — Mexico.

Je m’étais amusé sur les bords du Desague, aussi dus-je renoncer à me rendre le soir à Mexico. Le soleil allait disparaître derrière les montagnes, quand j’arrivai au petit pueblo de Cuautitlan. Je n’étais plus qu’à sept ou huit lieues de la capitale, mais j’en avais fait douze depuis le matin, sans compter les détours à Huehuetoca ; je pris donc mes quartiers de nuitée à Cuautitlan, dans une posada de la plus noble apparence. Ce pueblo fut donné en repartimiento, en fief, après la conquête, au capitaine Alonzo de Avila, et cette auberge était peut-être le palais de sa descendance. Le patio est royal ; de belles arcades de pierres et des constructions majestueuses l’environnent ; tout cela est vaste, imposant, mais délabré, silencieux, désert ; le bruit de mes pas résonne au loin sous les galeries et trouble seul le calme de cette solitude au milieu de laquelle Miguel et le huesped glissent comme des ombres avec leurs sandales.

J’eus la fantaisie de monter sur l’une des terrasses pour jouir du coup d’œil de la vallée. Les lacs de Jaltocan et de San-Cristobal miroitaient à l’horizon sous les derniers feux du couchant ; sur leurs rives, quelques clochers entourés de touffes de verdure, disséminés à longues distances les uns des autres, me désignaient les pueblos de Tultepec, de San-Pablo, de San-Lorenzo, de Huacalco, de Teutitlan. Leur ombre s’allongeait sur des champs soigneusement cultivés, mais dépouillés à cette heure de leurs moissons, et dont nul accident, arbre, buisson ou barrière, figure ou fabrique, ne rompait l’uniformité. À mes pieds le village, muet aussi à l’heure du souper, et les cloîtres solitaires de la posada où le crépuscule jetait déjà du mystère. Cette scène était empreinte d’une mélancolie douce et pénétrante à laquelle je n’essayai pas de résister.

Le lendemain 6, je quittai Cuautitlan à trois heures du matin ; un clair de lune magnifique prêtait au paysage de nouvelles splendeurs. Des bouquets d’ormeaux, de chênes, de sycomores et de frênes s’élèvent çà et là dans les champs voisins et sur les talus de la route, des peupliers, des ormes bordent les canaux d’irrigation qui divisent les cultures. Autour de l’hacienda Lecheria, ils forment avec les arbres fruitiers des huertas un véritable bocage.

Au pueblo de Tanepantla, où j’arrivai à l’aube, je pris le chocolat obligé dans une fonda où tout était sens dessus dessous ; à la voix de la vieille fondera, un essaim de jeunes servantes au teint bronzé, aux grands yeux noirs, aux brunes tresses, aux formes bien accentuées, s’évertuait à laver, balayer, frotter, épousseter. Une chemise brodée leur tient lieu de corsage ; la plupart portent un jupon coupé de deux couleurs éclatantes, jaune, bleu, rouge, la teinte la plus claire placée en haut, de la taille au bas de la hanche. Le bord du jupon est orné de dessins en soie dans le goût des ornements étrusques. Tout cela a sa couleur locale.

Plusieurs chaussées, bordées de nobles ombrages, se croisent à Tanepantla ; j’en prends une qui longe le rio de ce nom. Réuni au rio Ascapusalco, ce cours d’eau va se jeter dans le lac de Tescuco, en passant par la ville de Guadalupe vers laquelle je me dirige. Quelques types originaux animent la scène : ce sont des Indiens qui portent à Mexico du charbon, du bois, de la volaille, des légumes, des fleurs ; hommes et femmes, gens de tout âge, passent courbés sous leur fardeau ; sacs de charbon, fagots, cages où gloussent les poules, paquets de verduras, et jusqu’aux marmots trop jeunes pour aller à pied, sont soutenus sur le dos par une lanière de cuir ou une pièce d’étoffe fixée sur le front ou sur la poitrine du porteur : la poitrine et le front, comme les bœufs, dont ces gens ont la force aussi bien que la placide indolence.

Chose étrange, à mesure qu’on approche de la capitale du Mexique, le mépris superbe des conquérants pour la race conquise éclate de mieux en mieux. Les Indiens de la vallée de Mexico ont d’autant moins profité de la civilisation nouvelle qu’ils étaient plus près du centre d’où elle devait émaner. Ils ont conservé à peu près intactes la physionomie et les mœurs de leurs ancêtres. Ils se drapent encore des mêmes étoffes tissées de leurs mains par les mêmes procédés primitifs, teintes des mêmes nuances, disposées en bandes alternées. Le bleu, le blanc et le marron paraissent être leurs couleurs favorites. Quelques-uns cependant adoptent les vêtements de la race créole, les calzones de cotonnade blanche ou de cuir, les enaguas (jupes) d’indienne ; mais la chemise fait souvent défaut, et l’ampleur fantastique du pantalon et l’habitude de le relever fréquemment jusqu’au pli de la cuisse témoignent d’une prédisposition constante à la plus grande liberté d’allure.

Le soleil était déjà levé quand je gagnai le pied des montagnes de Tepeyacac, dent les flancs desséchés nourrissent à peine quelques plantes grasses. Au milieu de ce désert la tradition veut que la mère du Christ ait apparu, en l’an de grâce 1531, à un Indien converti nommé Juan Diego. Elle chargea le pauvre plébéien d’obtenir des puissants de la terre qu’un temple lui fût érigé en ce lieu, et, comme témoignage, après avoir fait sortir de terre une source d’eau thermale, elle lui donna des fleurs qu’elle fit naître sur place, et son portrait peint par elle-même, avec du jus de roses, sur un lambeau d’étoffe de fabrication indienne. Il n’en fallait pas tant pour convaincre des Espagnols, et cette image est aujourd’hui encore révérée dans le sanctuaire de Guadalupe.

On construisit sur le lieu de l’apparition un petit oratoire dont l’Indien Juan Diego, demeura le gardien jusqu’à sa mort. Quatre-vingt-dix ans plus tard, un temple magnifique s’éleva au pied de la colline ; plus tard encore, une chapelle convenable remplaça l’oratoire del Cerrito ; une autre fut construite sur la source miraculeuse. Une ville se forma alentour du grand temple, qui fut érigé en abbaye canoniale en 1750 ; un sagrario lui fut adjoint.

L’anniversaire de l’apparition donne lieu, le 12 décembre de chaque année, à une fête où les Indiens ac-