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ménien qui avait un enfant nouveau-né, vint me prier, avec force supplications émaillées de fleurs les plus brillantes de la rhétorique orientale, d’être le parrain du fils que le ciel lui avait donné. Pour vaincre ma résistance, il finit par me dire que la marraine était une jeune dame d’une incomparable beauté et veuve depuis quelques mois seulement. J’eus beau alléguer les prétextes les plus plausibles, mon départ prochain, la différence de religion, mon peu de penchant pour une exhibition officielle de ma personne, je dus céder enfin pour ne pas blesser la susceptibilité de mon ami l’Arménien.

« Comment appellerons-nous votre filleul ? me dit Mapheli.

— Mais c’est à vous qui êtes le père, à m’indiquer les noms qui vous conviennent.

— Nullement, c’est au parrain à nommer son filleul. »

Peu familiarisé avec les noms du calendrier arménien, je fis part de mon embarras à quelques amis, et il fut décidé que le jeune Mapheli-oglou s’appellerait Martyros Garabed Asdouadzadour, ce qui signifie Martyr, Précurseur, Dieudonné.

Dès que le jour de la cérémonie fut fixé, j’envoyai, selon l’usage, à la commère qui m’était assignée, non pas des gants Jouvin et des bonbons de Boissier, qu’il m’eût été fort difficile de me procurer, mais une ceinture de Perse et une alliance. Ensuite je me dirigeai avec quelques invités chez khavadja Mapheli où devait avoir lieu la cérémonie du baptême.

Lorsque j’entrai dans la maison, des serviteurs m’inondèrent d’une pluie de parfums et firent brûler de la myrrhe dans une cassolette qu’on me présenta à respirer, pendant que d’autres me versaient dans une coupe de vermeil un grog que je dus absorber. Le reste fut précipité à mes pieds au risque de m’éclabousser ; mais comment se plaindre d’un tel honneur réservé aux hôtes de distinction, les jours de grande fête ! Dès que j’eus pénétré dans les appartements, où était déjà réunie une nombreuse assistance, Mapheli vint à moi, et, se précipitant dans mes bras, il m’embrassa avec une véritable effusion ; il me présenta aussi l’enfant, que je dus embrasser. Je venais de subir ces petites misères inhérentes à la qualité de parrain, lorsque la marraine, précédée de ses compagnes entra dans la chambre où la famille et les amis étaient réunis. J’aurais dû l’embrasser aussi ne fût-ce qu’à titre de compensation ; mais les usages du pays s’opposaient à cette marque de sympathie, et le programme de la fête ne semblait pas devoir subir la plus légère modification en ma faveur.

Vue de Gôrigos (Corycus).

Les invités prirent bientôt place sur des divans rangés tout autour de la pièce, et des serviteurs apportèrent une table sur laquelle on plaça un bassin en métal, qui fut rempli du vin de la Commanderie. L’évêque arménien, Mgr Obannès et son clergé, arrivèrent bientôt après, et chaque invité, ayant pris un cierge, vint baiser respectueusement la main du prélat, qui commença aussitôt les prières.

J’étais placé à la droite de l’évêque, et Sitti-Mériam, ma commère, était à sa gauche. Le prélat, en me remettant un cierge, me dit à voix basse que chaque fois que je sentirais la pression de son coude, je devrais prononcer le mot amen !

On apporta l’enfant, que l’évêque déshabilla complétement, en bénissant chacun des vêtements très-compliqués qu’il lui enlevait avec assez de dextérité, et le plongea ensuite par trois fois dans le bassin : cérémonie que je comparai à l’immersion du brillant Achille dans les eaux du Styx, et qui peut-être lui doit son origine. Le bain pris, l’Éminence me demanda si mon intention était de faire élever mon filleul dans la religion chré-