Page:Le Tour du monde - 05.djvu/339

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encore le deuil de sa jeune et charmante compagne. Le docteur rêvait à la France ; l’isolement lui rendait la patrie plus chère, et il n’attendait pour partir que le remboursement d’avances considérables et d’appointements oubliés que devait lui payer le gouvernement. Pauvre docteur ! il attend toujours, il attendra longtemps.

Groupés dans la cour de la fonda, quelques Indiens attirèrent mon attention. Ils étaient pour la plupart presque nus ; les femmes portaient un simple jupon, les petits ne portaient rien : tous étaient maigres, mais bien bâtis : ils avaient un air de fierté sauvage que je n’avais point remarqué parmi les quelques individus de l’espèce que j’avais rencontrés dans le village. On me dit que c’étaient des Indiens bravos faits prisonniers dans une dernière expédition et qu’on les envoyait à la Havane ; là ils sont vendus à des planteurs, au prix de 2500 à 3000 fr., et ils leur doivent, pendant dix ans, leurs services soit à la ville, soit à la campagne, comme les Chinois ou les coolies ; après quoi, ils sont libres ; mais on a toujours soin de prolonger cette espèce d’esclavage, et ils restent à Cuba ou meurent à la peine. De toutes manières le Yucatan s’en débarrasse ; ils n’y reviennent jamais.

À quatre heures du soir, la diligence nous emportait vers Mérida au galop de ses cinq mules. Une plaine couverte d’efflorescences salines s’étendait autour de nous ; la couche épaisse et continue était d’un blanc de neige ; et sans la chaleur torride qui nous accablait, on se serait volontiers cru sur quelque lande antarctique. Le mois de mai est un vilain mois pour visiter le Yucatan : la terre est sans verdure, le taillis sans feuillage ; tout est sec et laid ; les pluies de juillet lui donnent à coup sûr un air de fête que je n’ai point vu et que je ne peux décrire. Pour le moment, le taillis s’étendait au loin, monotone, couleur de cendre ; quelques arbres à vert feuillage faisaient tache sur ce triste tableau ; les ronces et les lianes pendaient desséchées d’un arbre à l’autre, et l’on voyait le rocher calcaire percer le sol à chaque pas comme le squelette d’un cadavre momifié.

Au travers du bois passaient quelques bestiaux exténués cherchant vainement un brin de verdure dans les ronces du taillis. Plus loin, le cadavre de l’un d’eux entouré de zopilotes dévorants (espèce de vautours), témoignait de l’inflexible stérilité du sol jusqu’à la saison des pluies. On arrive ainsi au premier relais, sous un ciel de feu, au milieu d’une nature désolée, aveuglé de poussière.

Mais le soleil baisse, l’ombre s’étend, le crépuscule commence, quelques souffles de la mer parviennent jusqu’à nous ; à ce moment, le corps accablé se réveille, le paysage prend une teinte mystérieuse, l’âme s’abandonne à des rêveries bizarres que vient compléter l’apparition de blancs fantômes. C’est l’Indienne yucatèque ;