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frappés, insultés, accablés de toutes les indignités que l’on puisse imaginer, au milieu des cris de : « Pendez-le ! pendez-le ! pendez le damné voleur de nègres ! brûlez le maudit abolitionniste ! etc., » il nous fallut subir le rôle de vaincus dans cette ovation en faveur du démon cruel et sanguinaire de l’esclavage, ovation bien digne de lui. »


III

En prison. — Le palais de justice. — Le cachot de fer. — Souffrances. — Une émeute.

On enferma le docteur et ses compagnons dans un grand bâtiment encombré de malfaiteurs ; mais leur incarcération ne les délivra ni des injures ni des violences. Jusqu’au soir la populace continua de venir les poursuivre de ses témoignages de haine et de colère. Bien qu’ils n’eussent rien mangé depuis le matin du jour précédent, ils ne purent obtenir aucune nourriture, on leur accorda seulement un peu d’eau, et il était déjà tard lorsqu’ils purent enfin espérer, non pas le sommeil, mais du moins quelque repos sur la terre nue.

Le lendemain, au point du jour, on vint fouiller les prisonniers ; on leur enleva leurs papiers et leurs valeurs, puis on les conduisit à l’hôtel International, où un déjeuner leur fut servi, et de là au palais de justice.

« La réception qu’on nous fit dans les rues, comme nous sortions de l’hôtel après déjeuner, fut plus diabolique encore, s’il est possible, que celle de la nuit précédente. La ville entière semblait réunie, et les jurons, les hurlements, les insultes, les cris de : « Donnez-leur du chanvre ! la corde est prête ! etc., etc., » nous furent prodigués jusqu’au palais de justice, où l’on nous menait pour subir un interrogatoire.

« On nous fit entrer dans une vaste chambre, à moitié achevée, remplie jusqu’au comble dela foule des démocrates de Weston, inaccessibles à la crainte comme à la propreté. C’était une chambre grossièrement bâtie, en murs de briques tout nus, auxquels étaient suspendues, juste au-dessus de nos têtes, trois cordes neuves avec un nœud coulant au bout… Ces figures dures, féroces, sales, les deux coins de la bouche portant la trace du jus de tabac ou l’empreinte de la pipe, les yeux ardents fixés sur nous ; ces cordes trop significatives qui se balançaient au-dessus de nos têtes, les menaces sauvages qui faisaient retentir la salle et se mêlaient aux jurons les plus étranges que jamais oreille ait entendus, tout nous offrait la perspective peu réjouissante des cruautés dont est capable la fureur populaire. »

Le premier mouvement de Doy, en voyant les cordes fatales, fut d’aller droit au juge et de réclamer, en cas de violences, la protection due à tout citoyen américain.

« Je ferai ce que je pourrai, répondit le juge, mais vous savez que je ne puis rien.

— Je le pensais, » répondit le docteur en regagnant sa place.

L’instruction criminelle commença. Doy demanda d’abord un défenseur ; mais, comme on lui avait enlevé son argent et qu’il ne pouvait offrir en payement que sa reconnaissance, aucun avocat ne voulut travailler pour de pareils honoraires. Le juge s’enquit ensuite du rôle joué par Clough dans cette affaire, et le docteur ayant déclaré que ce garçon n’avait fait autre chose que de conduire un des fourgons, il fut remis en liberté. Quelques jours plus tard, il était de retour à Lawrence, ramenant ses chevaux et ceux du docteur, et ce fut par lui qu’on apprit l’arrestation des voyageurs.

Mais on n’avait garde de relâcher ainsi Doy et son fils : le père surtout était trop connu comme un ardent ennemi des esclavagistes. Aussi, après avoir entendu quelques témoins qui rendirent compte de leur capture, après avoir permis aux deux prisonniers de signer une protestation contre les rigueurs dont ils étaient l’objet, le juge ordonna de les déposer dans la prison de Platte-City, en attendant qu’on instruisît leur procès pour détournement d’esclaves.

Toutefois l’attitude de la foule qui remplissait la rue et les couloirs était tellement hostile, que, pour la seconde fois, Doy réclama la protection des juges. Ceux-ci, qui craignaient en effet quelques violences, firent sortir les accusés par un escalier dérobé, et on les déposa, pour la nuit, dans une mansarde, où ils restèrent garrottés et gardés à vue. Mais, pour être délivrés des insultes de la rue, ils n’étaient pas à l’abri de tout danger. À chaque instant des ruffians entraient dans la prison où ils gisaient enchaînés, et leur frappaient à coups de pied le corps et même la figure. Ces scènes se prolongèrent jusqu’à ce que Charles Doy, exaspéré, le visage inondé de sang, se leva, agitant au-dessus de sa tête ses bras chargés de chaînes, poursuivit la populace jusqu’à la porte, et la força de sortir.

Spectacle curieux, de voir deux citoyens de l’Amérique enlevés de leur pays sans aucune accusation contre eux, leurs habits déchirés en lambeaux, le sang coulant des blessures que, sans juste motif, leur faisaient des hommes qui s’honoraient également du titre de citoyens de l’Amérique !

Le lendemain, l’arrêt du juge reçut son exécution, et on transféra Doy et son fils à Platte-City sous bonne escorte. On les fouilla de nouveau, on les débarrassa de leurs chaînes, puis on les enferma dans une cellule obscure communiquant avec une grande salle que chauffait un poêle.

« Nous nous trouvâmes dans une espèce de boîte en fer, de huit pieds carrés au juste (car je l’ai mesurée cent fois), — et de sept pieds de haut. Pour tout meuble, il y avait un lit en fer garni d’un matelas, d’une couverture de cheval et d’un vieux morceau de tapis en coton… Les murs, le plancher, le plafond, tout était en métal ; il n’y avait d’autre ouverture que la porte, également en fer, bien verrouillée, et percée d’un trou, à six pouces de terre, par lequel on nous passait notre nourriture…

« C’est le 28 janvier 1859 que nous sommes entrés dans la prison de Platte-City, et nous sommes restés enfermés dans ce cercueil de fer jusqu’au 24 mars. Il ne nous a pas été permis de quitter cette cellule un seul instant