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Page:Le Tour du monde - 05.djvu/379

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« Aujourd’hui même je ne suis pas rétabli ; je marche encore avec peine, l’enflure n’est pas diminuée. Mes os sont, pour ainsi dire, devenus spongieux, ma mémoire a été longtemps ébranlée, et ce n’est que graduellement que mes facultés intellectuelles ont repris leur état normal.

« Le lendemain à huit heures, plusieurs citoyens, curieux de nous voir changer de fers, vinrent assister aux apprêts du départ. On nous lia ensemble, le général Dorris[1] ayant eu l’obligeance de prêter au shériff ses plus fortes chaînes à notre intention. Ensuite on nous conduisit à une voiture attelée de quatre chevaux. Ma femme se trouvait déjà à côté de la voiture ; elle nous aida à y monter et y entra d’un bond après nous. Le geôlier, qui n’avait pas eu la présence d’esprit de la retenir, lui dit qu’elle ne pouvait pas rester dans cette voiture. Elle répondit :

« Je crois bien le pouvoir ; je ne vois rien qui m’en empêche, et je m’accommode parfaitement de tout ce dont mon mari et mon fils s’accommodent. D’ailleurs quatre chevaux peuvent facilement traîner trois voyageurs.

— Mais vous ne devez pas rester dans cette voiture : elle est exclusivement réservée aux prisonniers.

— Figurez-vous donc, jusqu’à Saint-Joseph, que je suis une de vos prisonnières. »

« Le shériif vint à son tour l’inviter à descendre ; elle refusa. Alors, se tournant vers moi, il me dit : Docteur, Mme Doy ne peut pas vous accompagner dans cette voiture, et nous n’avons pas envie de porter la main sur elle. Ne voulez-vous pas lui dire de descendre ?

— Monsieur Bryant, répliquai-je, pour ma part je préfère de beaucoup que ma femme nous accompagne, et j’ai toujours éprouvé que, lorsqu’elle veut faire quelque chose, elle le fait. »

« Pendant ce temps, une foule considérable s’était ameutée autour de nous. Le shériff, ayant formellement intimé à ma femme l’ordre de descendre, elle se leva, et, du haut de la voiture, adressa ces paroles à la foule :

« Hommes de Platte-City, le jour ou je me suis mariée, il y a de cela vingt-six ans, j’ai promis de me tenir attachée à mon mari aussi longtemps qu’il lui resterait un bouton à son habit, et j’ai l’intention d’accomplir ma promesse. Croyez-vous que je veuille l’abandonner en cette extrémité ? Si vous le croyez, vous vous trompez tout à fait, je vous assure. »

Les hommes se mirent à rire ; Berge, l’apostat de New-York, lui cria qu’elle était une vraie pierre d’abolition. Je vis le shériff consulter le geôlier, et je dis à ma femme :

« Jeanne, ils te laisseront aller, tu ferais bien de t’entendre avec le conducteur. »

Elle suivit mon conseil et lui glissa trois dollars. Un instant après, le shériff s’avança :

« Eh bien, madame Doy, puisque vous paraissez ne pas connaître les convenances, je vois qu’il faudra bien vous laisser partir, mais cela vous coûtera dix dollars. (C’était probablement la somme qu’ils venaient de fixer entre eux.)

— Je vous remercie, monsieur, répondit-elle, j’ai déjà payé le conducteur. »

La foule se mit à rire de nouveau, mais aux dépens du shériff cette fois.

Les prisonniers partirent, accompagnés du shériff, du général Dorris et d’une escorte de huit hommes à cheval, bien armés, parce qu’on craignait que les Free-soilers du Kansas ne tentassent quelque coup de main pour délivrer le docteur et son fils.


V

La prison de Saint-Joseph. — Le procès. — Nouvelle captivité. — Condamnation.

À Weston, on s’arrêta une demi-heure ; la foule vint, selon son habitude, insulter les abolitionnistes, et finit par leur offrir un verre de grog qu’ils refusèrent. Le long de la route, les cavaliers de l’escorte, qui marchaient en avant, avertissaient de leur passage, et les habitants sortaient pour les voir. Les chemins étaient presque impraticables, et on n’atteignit Saint-Joseph qu’à la nuit.

La prison, vieux bâtiment en briques élevé d’un étage, est située au centre de la ville, et une palissade, haute de douze pieds, entoure la cour dans laquelle se trouve l’édifice destiné aux prisonniers. Pendant que Mme Doy se faisait conduire à un hôtel voisin, le shériff du comté de Buchanan reçut les prisonniers et les remit aux mains du geôlier, un nommé Brocon, natif du Kentucky. Le docteur, qui souffrait beaucoup de l’enflure de ses chevilles et de ses poignets, demanda la faveur d’être débarrassé de ses fers pour la nuit. Mais il ne put l’obtenir, car le shériff, craignant toujours quelque tentative pour la délivrance des prisonniers, avait ordonné qu’on ne leur ôtât pas leurs chaînes.

Quand il fit jour, le docteur et son fils reconnurent qu’ils étaient enfermés avec neuf autres individus, accusés les uns de meurtre, les autres de vol ; un autre était un faussaire. Les deux abolitionnistes étaient seuls enchaînés.

« Nos avocats, MM. Shannon, Davis et Spiatt, dit le docteur, arrivèrent pour délibérer, et, aussitôt que le geôlier eut détaché nos chaînes, on nous mena au palais de justice. Les rues et la salle d’audience elle-même étaient remplies d’une foule de curieux. Notre cause était inscrite en premier sur le bulletin d’audience, mais elle fut remise à la séance du lendemain par suite de l’absence du maire de Weston, Wood, que nos avocats considéraient comme un témoin indispensable. Ce Wood était le même gentleman qui m’avait si positivement engagé sa parole et son honneur sur une fausse promesse pour me décider à monter dans le bateau, et je ne l’avais pas revu depuis. Il prétendait être propriétaire de l’esclave Dick, trouvé dans mon fourgon, et qu’on nous accusait d’avoir fait disparaître.

  1. Célèbre marchand d’esclaves du Missouri.