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blique est reine, le châtiment ne tarda pas à produire son effet. Une bonne partie des noms était effacée et devenue illisible quand je passai à côté du poteau vengeur. Je ne pus saisir à la hâte que trois ou quatre noms, car notre postillon, qui connaissait sans doute quelques-uns des mauvais payeurs, mit les chevaux au petit trot sur le pont. J Freeman était inscrit pour quatre dollars, W. Hall pour trois, F. Wheeler pour cinq, l’Irlandais Mac Lane pour trois et demi. Le dollar vaut cinq francs, et une trentaine de crédits de ce genre, comme le poteau en portait à l’origine, forme encore une somme assez ronde, même dans le pays de l’or.

Le soir de ce long voyage, nous arrivâmes à Grass-Valley, et les abords de cette ville de mineurs s’annoncèrent à nous comme ceux de tous les centres miniers californiens. Ce n’étaient partout que terres remuées et amoncelées, que fossés et talus. Dans les ravins, sur tous les ruisseaux, sur tous les plateaux, partout où une mince couche d’alluvions montrait ses sables ou son gravier, le pic et la pelle du mineur avaient bouleversé le sol. On eût dit qu’une avalanche, un torrent en furie avaient promené en ces lieux la dévastation et la ruine.

Je descendis, dans Grass-Valley, à l’hôtel de Paris, tenu par un Américain. Dans mon ardeur d’étudier toujours les mœurs des États-Unis, je préférai cet hôtel à celui tenu par un Français. J’en eus du regret ; car je fus littéralement écorché à l’hôtel de Paris. Bien que n’y ayant presque jamais mangé, je n’en payais pas moins deux dollars et demi par jour, comme un Américain qui y eût fait ses quatre repas. Ayant voulu faire cirer mes bottes, je dus aussi donner chaque fois vingt-cinq cents au garçon, soit un peu plus d’un franc vingt-cinq centimes. C’était le prix des premiers temps ; mais à l’époque où je visitai la Californie, ce prix était descendu de moitié dans les principales villes : il paraît qu’à Grass-Valley on avait conservé les anciens tarifs, au grand contentement des brosseurs.

Grass-Valley n’est pas seulement la ville des mines par excellence ; c’est aussi une cité charmante à plus d’un titre, bien bâtie, toute pleine d’élégantes demeures. C’est dans un de ses cottages que Lola Montès a passé une partie de son temps en Californie ; et quel pays du monde n’a pas visité cette illustre aventurière, récemment morte pauvre à New-York ?

Le lendemain de mon arrivée à Grass-Valley, je descendis de bonne heure dans la rue, et je m’informai du lieu du meeting des mineurs. « Le meeting ? monsieur, me fut-il répondu, le colonel R…, qui l’avait organisé, est malade et le meeting n’aura pas lieu. » Il paraît que ce colonel, inventeur d’une machine à amalgamer l’or, avait eu l’idée de provoquer une réunion de mineurs pour leur vanter son appareil. C’est toujours la grande affaire : prenez mon ours. Mais le colonel avait fait fiasco, comme on aurait dit en Italie. Le mineur californien, avant tout homme de pratique, et non de science pure, s’occupe peu de discussions théoriques. S’il va au meeting, c’est pour affaire de politique et non de mines, ou dans ce cas, il faut que ce soit le métier et non la science qui soit en jeu. Dans tous les comtés l’État reconnaît, en effet, à la corporation des mineurs le droit de faire des règlements qui ont force de loi, et ces règlements sont édictés dans des meetings, où se réunissent tous les mineurs.

Le colonel R… s’étant trouvé à propos malade, et son meeting ayant été renvoyé aux kalendes grecques, je profitai de cette occasion pour me rendre aux environs de Grass-Valley. J’allai visiter un moulin d’amalgamation et une mine de quartz dirigés par deux compatriotes, MM. Ch… frères. Ils m’offrirent l’hospitalité la plus cordiale. L’un me promena dans le moulin dont j’admirai la bonne installation, l’autre m’accompagna dans la mine qui était en parfait état d’exploitation et conduite selon toutes les règles de l’art.

C’est sur le plateau de Grass-Valley que sont les fameuses mines de Gold-hill, de Lafayette, de Massachusetts, dont les Américains et les immigrants étrangers se disputèrent plusieurs fois les claims, les armes à la main, aux beaux jours de 1849.

C’est aussi aux environs que se trouve la célèbre veine d’Allison Ranch, la plus riche de toute la Californie, et dont le nom est devenu presque proverbial. Le quartz y est tellement imprégné d’or qu’il en renferme plus de un franc par kilogramme de minerai. Les trois propriétaires de cette mine, des Irlandais, qui la découvrirent en 1851, n’ont commencé à l’exploiter qu’en 1855 ; car on croyait dans le principe que le rendement des mines de quartz ne rembourserait pas les frais d’exploitation. Ces trois heureux Irlandais, venus pauvres de leur pays, sont aujourd’hui plusieurs fois millionnaires, et voient chaque année s’augmenter leurs bénéfices fabuleux. Ils ne savent que faire de leur or ; ils se sont bâti chacun un élégant cottage, et ils ont, en bons catholiques, élevé une chapelle pour remercier Dieu. Ils font à leurs ouvriers une situation exceptionnelle ; enfin, pour se distraire et à tour de rôle, ils vont, chaque lundi, porter eux-mêmes à San Francisco le gâteau d’or, produit de la récolte hebdomadaire.

Je restai plusieurs jours à Grass-Valley, parcourant les différentes mines, les moulins d’amalgamation, et même les placers. Tous les systèmes employés dans le travail de l’or, posèrent tour à tour devant moi ; j’avais devant les yeux toute la Californie minérale. Le long d’un ruisseau où les moulins à quartz déversent leurs résidus, je rencontrai deux Français qui lavaient des terres au sluice et qui m’assurèrent que, depuis quatre ans, et malgré tous leurs lavages, la richesse de ces sables était toujours la même. C’étaient les sables rejetés par les moulins, après le traitement sous les pilons et les appareils d’amalgamation, que ces mineurs repassaient surtout dans leur sluice. Ce simple canal parcouru par une eau courante, avec un peu de mercure au fond, faisait justice de l’or que des mécanismes plus compliqués n’avaient pas pu retenir tout entier : tant il est vrai que les appareils les plus simples sont quelquefois ceux qui conviennent le mieux.

Le plateau de Grass-Valley, où tant de mines et de