Page:Le Tour du monde - 05.djvu/398

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remontaient le fleuve. Mon nègre, dont j’ai oublié le nom (un nom en a, qui me parut harmonieux), aspira une énorme bouffée de son calumet, et sans me regarder me dit à peu près ceci :

« Ah ! vous connaissiez Nikla ? Nikla était un homme d’esprit, mais décidément il ne savait pas son métier de sorcier. Voilà cinq ans que la pluie ne tombe pas chez nous ; nous mourons de faim. On a demandé de la pluie à Nikla : il en a promis, il s’est fait donner des bœufs, et malgré ses sortiléges la pluie n’est pas venue. On s’est fâché ; alors Nikla a pris son fusil, a menacé de tuer tout le monde ; il a fallu le laisser tranquille. Cela est arrivé l’an dernier pour la troisième fois ; alors on a perdu patience ; on a fendu le ventre à Nikla, et on l’a jeté au fleuve. Il ne se moquera plus de nous. C’est mon père qui a fait le coup, et alors il a pris tout à fait sa place, il est koudjour (sorcier) et chef de Belegnân.

— Et il ne craint pas qu’on ne lui fende le ventre quelque jour ?

— Oh ! il n’y pas de danger. Mon père est un habile homme, un vrai sorcier, et moi aussi. Voulez-vous me voir avaler du feu ? Passez-moi des charbons ardents. »

Et il exécuta devant moi ce tour assez vulgaire, visiblement mortifié de mon peu d’admiration. Je me débarrassai de lui le plus tôt que je pus, et je dis au drogman :

« Voilà donc votre galantuomo ?

— Ah ! monsieur, me dit le drogman penaud, il n’était pas comme cela il y a cinq ans. Comme ces messieurs l’ont changé ! »

Ces messieurs, c’étaient les nouveaux seigneurs de Gondokoro, les hauts et puissants négriers de toute race et de toute langue, réunis là par le besoin commun de mal faire.

Mon petit negher, tiré à la corde, continuait à raser la rive orientale, couverte de villages élevés à la hâte, bordée de canges de tout tonnage sous pavillon égyptien, anglais, français. Dans cette forêt de mâts, deux groupes principaux attiraient le regard : l’un voisin de la mission, l’autre à un grand kilomètre plus loin, autour d’une belle dahabié facile à reconnaître pour être la maison flottante d’Alfred Peney.

Je pris terre juste à l’angle du jardin d’acclimatation, et je passe rapidement sur les détails d’établissement. En un clin d’œil, mes hommes m’eurent construit une fort jolie cabane en paille, aérée et abritée, où j’installai mes caisses, ma table et mon angareb ; puis ils bâtirent leur village à dix pas de là. Mon premier soin fut de prendre langue et d’aller visiter mes voisins européens. Peney était parti pour une excursion chez les Nyamnyam ou Gnamgnam, et l’absence de ce savant et aimable voyageur était pour moi un rude contre-temps ; à la place je trouvai le Maltais Andrea Debono, dont l’accueil à peine poli ne fut pas de nature à me faire oublier ma déception.

Je laisse de côté les griefs personnels dont je ne veux pas ennuyer le public, et je dirai seulement que M. Debono, comme la plupart de ses confrères, mettait par trop de maladresse à me prouver qu’un témoin impartial et humain était à Gondokoro un gêneur et un ennemi public. Il essaya pourtant de me donner le change, parla avec feu (et il parlait fort bien) de son intention de faire la police du fleuve avec ses quatre cents hommes, et de déclarer la guerre aux enleveurs d’esclaves, parce que toute violence troublait le commerce honnête, etc. Il me raconta qu’il avait pris pour quartier général provisoire les bâtiments abandonnés de la mission, mais qu’il était en train de faire bâtir un village à près d’un mille au sud, avec magasin, arsenal en briques, etc. ; que cette dernière construction portait grand ombrage aux nègres, parce qu’ils attribuaient à celle de Gondokoro, toute en briques cuites, la famine qui ne cessait de les décimer depuis cinq ans.

Nous visitâmes ensemble la mission en ruines. C’était un carré dont la grande entrée était tournée vers le sud ; les trois autres côtés étaient formés par l’église, les logements des missionnaires et ceux des employés et ouvriers. L’ensemble avait dû, dans des temps plus prospères, rappeler une jolie ferme de la Souabe ; mais quand je la vis, la mission abandonnée n’était plus qu’une ruine. Les missionnaires avaient emporté toutes les ferrures, tous les objets mobiliers, et n’avaient laissé qu’une grande croix dorée qu’ils eussent bien dû emporter aussi, car pendant deux ans elle n’a guère vu passer sous son ombre que l’écume des bandits musulmans de Khartoum, ou des Européens au niveau de ces musulmans.

Le jardin d’acclimatation, semé de fleurs, de plantes et de légumes d’Égypte et d’Europe, était aussi abandonné ; mais la nature, plus persistante que les hommes, triomphait en face des ruines, et les belles plantes des tropiques, croissant au hasard sur la pente assez rapide du coteau, miraient dans l’eau calme et jaunâtre du fleuve le vert sombre de leurs rameaux vigoureux. En avant de la mission se prolongeaient deux haies vives et touffues d’euphorbe, l’euphorbe candélabre de Trémaux, si je ne me trompe. Ce nom peint bien la forme de ce magnifique arbuste aux branches quadrangulaires, dont la séve est un suc laiteux, poison dangereux bien connu des nègres. En longeant la haie, j’y cueillis quelques baies vertes, et j’allais, par distraction, les porter à ma bouche, quand mon cuisinier Heissein, qui me suivait, se précipita vers moi : Haouaga ! haouaga ! cheder es sin ! ( « monsieur ! monsieur ! c’est l’arbre à poison ! » ) Je me hâtai de jeter ces petits fruits meurtriers, en réfléchissant aux bizarreries du sort qui avait failli, après que j’avais échappé aux fièvres du Kordofan, me réserver la mort vulgaire que jadis la police municipale infligeait aux caniches en contravention.

Je consacrai le lendemain à deux excursions. Je pus me traîner à pied jusqu’au village de Debono, suivi de mon drogman noir Bilâh, qui causait chemin faisant avec deux colosses indigènes. Je leur demandai le nom du Nil ; ils me répondirent karè (le fleuve). « J’entends bien, lui dis-je, que c’est le grand fleuve ; mais les Bary ne lui donnent-ils pas un autre nom ? » Ils répondirent : Tchoudiri. C’est évidemment le nom que les explorateurs de