Un intérêt d’un ordre plus général s’attache à la grande expédition organisée l’année dernière en Allemagne au moyen d’une souscription nationale, non-seulement pour aller recueillir dans le Soudan oriental des informations certaines sur le sort de Vogel, dont on n’a maintenant que trop de raisons de regarder la mort comme certaine après son entrée dans le Ouadây en 1856, mais aussi pour reprendre et compléter les explorations si tristement interrompues de l’infortuné compagnon de Barth. Malheureusement, un incident aussi fâcheux qu’inattendu vient de se produire dans l’expédition, et l’on peut craindre qu’il n’en compromette l’avenir.
Débarquée le 17 juin à Massâoua, après un délai de trois mois et demi consumés à Alexandrie, au Caire, dans les environs de Suez et dans la traversée de la mer Rouge, l’expédition était enfin entrée dans la partie sérieuse de ses travaux. À son arrivée sur le sol nubien, elle s’était adjoint M. Werner Munzinger, jeune Suisse instruit, actif, énergique, qu’un séjour de huit années à Massâoua et à Kérèn, dans un but tout à la fois de commerce et d’étude, a parfaitement aguerri au climat africain, et qui s’est déjà fait connaître par plusieurs publications fort remarquables sur les territoires et les tribus des parties de la Nubie maritime qui confinent à l’Abyssinie. Kérèn, où résidait depuis longtemps M. Munzinger, est une localité intérieure du pays Bogo, à quatre-vingts milles géographiques de Massâoua vers l’ouest-nord-ouest[1], et à trois cent soixante milles (cent cinquante lieues de France) à l’ouest de Khartoûm. C’est là que la mission s’est établie pour ses premières investigations. Ce coin de la Nubie est curieux à étudier ; les inscriptions des premiers siècles de notre ère lui donnent un intérêt historique, et ses tribus appartiennent, de même que le fond de la population abyssine, à cette vieille race éthiopienne ou kouschite (c’est tout un) que l’on confond trop souvent avec la race nègre.
D’après les instructions formelles du comité de Gotha (qui a reçu les souscriptions et préparé l’expédition), la mission devait se rendre à Khartoûm par la voie la plus directe et la plus prompte, afin d’entrer immédiatement dans les contrées du Soudan en se portant vers le Ouadây, but principal de l’entreprise. Mais M. de Heuglin, le chef de l’expédition, conçut à Kérèn la pensée d’une excursion en Abyssinie, et, s’il était possible, jusqu’aux pays, encore si peu connus, de Kâfa et d’Enaréa, au sud des frontières sud-ouest de l’Abyssinie, se proposant, à ce qu’il semble, de gagner le fleuve Blanc en descendant la vallée encore inexplorée du Sobat. Un tel voyage, auquel M. de Heuglin est mieux préparé que personne, aurait certainement un grand et sérieux intérêt ; il pourrait donner le mot de plus d’une question géographique encore débattue. Mais il dérangeait toutes les combinaisons du comité, qui s’en est montré, ainsi que l’opinion publique en Allemagne, très-sérieusement ému. Une dépêche fut immédiatement expédiée à Kérèn, afin de prévenir, s’il en était temps encore, l’accomplissement du projet de M. de Heuglin. La lettre arriva trop tard ; le chef de l’expédition était déjà parti pour son excursion d’Abyssinie. Deux des membres de la mission l’avaient seuls accompagné, le docteur Steudner et M. Schubert ; les autres étaient encore à Kérèn. Sur cette nouvelle, on a pris sur-le-champ à Gotha une résolution dont nous concevons les motifs, en présence de la responsabilité morale qui pèse sur le comité, mais que nous ne pouvons nous empêcher de trouver bien sévère, dans le fond et dans la forme, vis-à-vis d’un homme comme M. de Heuglin. La conduite de l’expédition lui a été retirée ; elle est transférée à M. Munzinger. M. de Heuglin apprendra cette mesure à son arrivée à Khartoûm, où il aura, naturellement, à rendre compte des fonds qui avaient été mis à sa disposition pour le voyage. Nous avons pleine confiance dans la capacité de M. Munzinger ; mais reste à savoir quelle influence les mesures qui viennent d’être prises auront sur les autres membres de la mission. Nous souhaitons bien sincèrement que l’avenir d’une entreprise sur laquelle reposent tant d’espérances scientifiques n’en soit pas compromis.
Jusqu’à présent, les travaux des membres de la mission, depuis son arrivée en Afrique, sont connus par un certain nombre de lettres et de mémoires dont on a eu communication par les deux principaux organes géographiques de l’Allemagne, les Mittheilungen de Gotha, et la Zeitschrift de Berlin ; ce sont des chapitres fragmentaires dont on aura plus tard l’ensemble et le développement. Une étude sur l’histoire naturelle de la basse Égypte, une relation des sources de Moïse, à l’entrée du désert sinaïtique, une description de l’archipel de Dahlak, dans la mer Rouge, et enfin plusieurs excursions sur les frontières nord-est de l’Abyssinie, en sont les morceaux les plus notables. On a aussi reçu à Gotha une lettre de M. de Heuglin depuis son entrée en Abyssinie (lettre qui a dû se croiser avec les dépêches du comité), dans laquelle on trouve d’intéressants détails archéologiques sur Axoum et son territoire.
À l’expédition du Soudan se rattache une tentative isolée faite dans une autre direction. M. de Beurmann, qui a voyagé dans la haute Nubie en 1860 et 61, offrit au comité, il y a six mois, d’essayer de pénétrer dans le Ouadây par le nord, en partant de la Cyrénaïque, pendant que M. de Heuglin ferait la même tentative par l’est en partant de Khartoûm. Son offre acceptée, M. de Beurmann se rendit immédiatement à la côte d’Afrique. Il écrit de Benghazi à la date du 13 février. Sa lettre, toutefois, n’est pas de nature à donner beaucoup d’espoir. Il avait tenté inutilement de se procurer un guide pour l’intérieur. Depuis qu’une caravane du Ouadây a été, en 1855, attaquée et dépouillée près d’Audjélah, et
- ↑ On sait que le mille géographique est de soixante au degré. C’est une mesure neutre, si l’on peut ainsi parler, facile à convertir, par son rapport naturel avec les soixante minutes du degré terrestre, en mesures françaises, anglaises, allemandes, etc., et que les voyageurs de toutes les nations devraient employer pour l’estime des distances, dans les pays, tels que l’Afrique, qui n’ont pas de mesures itinéraires indigènes.