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dent partout leurs bienfaisants rameaux. Des bibliothèques publiques, des lieux de réunion, des cafés, des théâtres, des salles de concert existent aussi en grand nombre, et les habitants de San Francisco ont lieu d’être aujourd’hui heureux et contents de la situation qui leur est faite. Les abords de la ville sont parsemés de gracieux jardins et d’élégants cottages, où les citoyens aisés ont établi leur résidence. Les Américains y vont jouir des douceurs du home, comme ils appellent le foyer domestique. C’est là un plaisir que nous ne savons pas nous donner en France, où le plus souvent nos bureaux sont à côté de notre chambre à coucher. L’Américain, comme l’Anglais, sait mieux faire la différence, et pour lui l’office ou le bureau est en ville, le home ou l’intérieur est aux champs ou loin du bruit.

Je m’attendais, en arrivant à San Francisco, à rencontrer non-seulement une population mêlée, mais un laisser aller des plus complets, un sans-gêne tout californien. Malgré les assurances réitérées d’un de mes compagnons de voyage, qui avait assisté peu à peu à la transformation qui s’était faite, je persistai, tant que je fus en mer, à me représenter le type du San Franciscain tel qu’on se le figure encore en Europe. Le sombrero mexicain, la chemise de laine rouge, le vaste pantalon qui disparaissait à mi-jambe dans une énorme paire de bottes, une ceinture serrant la taille et retenant le couteau et le revolver : tel devait être, selon moi, le costume de tout élégant Californien. Quel ne fut pas mon étonnement, en débarquant à San Francisco, d’y retrouver les modes d’Europe ! Le chapeau de soie, passant, entre les mains de l’Américain, aux dimensions d’un double décalitre ; le faux col, aux voiles gênantes ; la cravate, aux plis apoplectiques ; la chemise de toile fine, à la blancheur irréprochable ; l’habit et le pantalon noirs, la redingote et le paletot, règnent en souverain à San Francisco comme dans toute l’Amérique. Partout où le Français, l’Anglo-Américain ou l’Anglo-Saxon ont mis les pieds, toute poésie de costume local disparaît, et nous plions tous les peuples à nos modes ridicules. Les costumes pittoresques s’en vont, comme les dieux. Le Kanaque des Sandwich et de Taïti a renoncé aux vêtements de ses pères : Kamehameha endosse un pantalon et un habit ; Pomaré porte des crinolines et une robe à volants.

Invité, quelques jours après mon arrivée à San Francisco, à une soirée au consulat de France, je dus me mettre à l’unisson. Une paire de brodequins vernis, dont je fis l’emplette chez un cordonnier français, ne me coûta pas moins de cinquante francs, et j’eus un chapeau noir pour le même prix. Je trouvais que c’était cher ; mais on me renvoya au temps, qui n’était pas bien éloigné, où les mêmes objets coûtaient à peu près dix fois plus, où un œuf valait cinq francs, une poule jusqu’à cinquante. Je savais tout cela, et payai sans plus d’objections. Je fus assez heureux de retrouver dans un coin de ma malle les traditionnels habit, gilet et pantalon noirs que j’y avais mis je ne sais trop comment ; et, dans ce costume officiel, je me rendis au consulat. M. et Mme Gautier faisaient, avec une grâce charmante, les honneurs de leur maison. La société était choisie, en hommes. Il y avait la, entre autres, l’honorable M. B…, alors éditeur du journal italien de San Francisco, et M. D…, riche banquier, correspondant de la maison Rothschild. Les dames manquaient, et comment en serait-il autrement dans un pays où les femmes atteignent encore à peine au quart du nombre des hommes ? Le dîner n’en fut pas moins splendide. Les fruits les plus savoureux, les plus beaux légumes abondent en Californie ; la marée y est toujours fraîche, et les viandes de venaison et de boucherie y sont d’une qualité exceptionnelle. La pâtisserie est fournie par des compatriotes, qui tiennent haut le renom des fourneaux parisiens ; les vins eux-mêmes ne manquent pas, et le champagne de Los Angeles lutte presque avec celui de Reims, que l’on peut du reste se procurer partout.

J’aimais beaucoup à San Francisco flâner et muser par les rues, ignorant que les Américains ont ce genre de promeneurs en horreur. Je ne rencontrais que gens occupés, allant et venant le long des trottoirs, et passant en coudoyant leur voisin, sans même le regarder. Chacun, aux États-Unis, a sa fortune à faire et peu de temps à donner aux inutiles distractions. Au coin du bloc de la rue Montgomery, je rencontrais, à certaines heures du jour, la foule compacte des politiciens, gens qui s’occupent des élections. Les votes se renouvellent à chaque instant dans ce pays où le peuple nomme tous les fonctionnaires, même les juges. À l’angle où s’agitent les politiciens est installé le bar (débit de liqueurs), le plus célèbre de toute la Californie, et c’est là qu’a lieu à midi un des lunchs les plus fréquentés de la ville. À ce lunch ou goûter tout passant a le droit de venir prendre part. La soupe aux huîtres, le porc aux haricots, le roast beef aux pommes, tous mets sacramentels, sont étalés sur une table, avec quelques morceaux de pain coupés menus. On s’empare d’une assiette et l’on mange debout. On passe ensuite au comptoir, où un verre de claret (Bordeaux) ou de sherry (Xérès) est offert au consommateur. On ne paye que pour la boisson : vingt-cinq cents (à peu près un franc vingt-cinq centimes). Ceux qui ne boivent pas ne payent rien, et plusieurs Californiens, faméliques et peu fortunés, vont ainsi de lunch en lunch se remplir gratuitement l’estomac et les poches, et récolter de quoi se nourrir tout le jour.

Les établissements de lunch se rattrapent non-seulement sur la boisson, mais encore sur les bas prix et l’abondance des denrées alimentaires. Les marchés de San Francisco sont des mieux fournis ; aussi le restaurant Barnum, tenu, en 1859, par un Français, M. Martin, n’avait-il rien à envier aux maisons les plus fameuses de Paris. À San Francisco, comme à New-York, les hommes ont l’habitude de faire eux-mêmes leur marché. Le coup d’œil des acheteurs en habit noir n’était pas ce qui attirait le moins mon attention, quand j’accompagnai le matin mon hôte, M. T…, pour faire les provisions du jour, qu’on nous envoyait ensuite à domicile. Quelques Américains méfiants arrivaient avec