Page:Le Tour du monde - 05.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

munication ni service de poste, et vient en complète ignorance des événements de la capitale. Quand nous partîmes, ils nous envoyèrent les souhaits les plus sympathiques pour notre voyage, qui ne se termina qu’à une heure avancée de la nuit, après vingt-quatre heures de fatigue.


Retour en France. — De l’opinion de quelques pestiférés sur les Grecs en général et sur les Athéniens en particulier.

Au retour d’un voyage en Turquie à la fin de l’été de 1858, je fis encore un séjour à Athènes, et au mois d’août je m’embarquai pour la France sur le Cydnus.

La peste était à cette époque à Bengazi, et le Cydnus avait pris des passagers d’un bateau qui en avait touché un autre venant de Bengazi. C’était plus qu’il n’en fallait pour éveiller la barbare susceptibilité de la quarantaine. Je fus donc forcé de serrer la main de Dunoyer avant de toucher le bateau suspect et de gagner Marseille avec la triste prévision de faire au lazaret du Frioul une station de quelques jours. Il n’en fut rien heureusement.

Pendant cette traversée on tua le temps le plus agréablement possible entre pestiférés. La compagnie était fort gaie ; les femmes étaient nombreuses et les causeries longues en ces nuits d’août pleines d’étoiles.

Je me réunissais souvent à une famille anglaise qui revenait de Smyrne. Cette famille était composée d’un père marchand d’opium, d’une mère qui avait dépassé le quarantième chant de son odyssée, et de deux jeunes filles d’une beauté ravissante, blondes et roses comme les veut l’Angleterre, indolentes comme les fait le climat asiatique. Avec cette famille voyageait une sorte de maître sicilien, professeur de chant et de piano.

« Que pensez-vous des Grecs ? me dit un soir le marchand d’opium.

— Que c’est, au milieu de la torpeur orientale, le seul peuple qui pense, parle, vive et marche.

— Et des Athéniens en particulier ?

— On ne peut émettre aucun jugement sur la société athénienne. Cette société n’est pas en pleine possession d’elle-même : elle n’est ni européenne ni orientale. Si le premier élément domine, la Grèce sera unitaire et aura Constantinople pour capitale. Si le second au contraire l’emporte, elle sera fédérative comme l’esprit démocratique du peuple le désire et comme sa configuration géographique l’indique.

— Dans la société athénienne cependant les mœurs européennes dominent.

— Oui ; notre civilisation y est établie, mais sans ses nuances de délicatesse, de critique et de point d’honneur : elles font défaut aux habitudes des Grecs comme les intonations particulières de notre idiome au français qu’ils parlent. On peut cependant dire, quoi qu’il arrive, que l’avenir est aux Grecs dans tout l’Orient.

— Sans aucun doute, mais dans un avenir peut-être très-éloigné, car ils ont le grand défaut de raisonner tout, de calculer tout et de ne rien livrer à l’aventure. Ils sont trop sages ou ils ne le sont pas assez, car c’est quelquefois une preuve de sagesse de savoir être fou à propos.

— Comme c’est une folie de vouloir toujours être sage, répliqua avec assez de mauvais goût le professeur sicilien en lançant un regard intrépide du côté des dames.

— Oh ! yes, » soupira la femme du marchand d’opium, peut-être sans avoir bien compris.

Ant. Proust.
Les carrières du Pentélique. — Dessin de M. A. Proust.