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fourrures, je me suis assoupi tumultueusement au bruit de la Baltique et au roulis du bateau. J’ai si bien dormi durant notre traversée obscure de neuf heures, que je me suis réveillé seulement dans l’île d’Hamlet, au moment où la cloche du bâtiment annonçait notre arrivée à Korsôr.

Nous voilà en Séeland. Nous sommes très-bien à l’auberge de Korsôr, à vingt pas du rivage.

C’est ici le berceau des Cimbres, la Chersonese cimbrique. Les Danois, sous les noms de Jutes, d’Angles, de Normands, furent des pirates audacieux. Ils conquirent huit fois l’Irlande et dix fois l’Angleterre. Leurs courses ravageaient toute l’Europe. Ils étaient l’effroi des peuples. Au neuvième siècle, les litanies finissaient toujours par ces mots : A furore Jutorum libera nos, Domine.

Les Danois sont restés braves pour se défendre comme ils l’étaient pour attaquer. Ils sont encore une race militaire, une race de marins et de soldats. Ils l’ont prouvé dans toutes leurs guerres. Au delà de leur continent, leurs îles étoilent la Baltique. Le Holstein, le Lauenbourg, le duché de Slesvig, le Jutland, la Fionie, la Séeland, les Féroë, l’Islande et des archipels divers composent aujourd’hui le royaume de Danemark. Il a plus de quinze cents lieues de côtes. La mer, sous tous les aspects et dans toutes les nuances de la palette divine, est à tous les horizons.

De l’auberge de Korsôr, nous avons une double perspective qui nous permettrait d’y séjourner longtemps sans impatience. Nous sommes là dans un port de Séeland. Il y a deux façades à notre maison. Si nous nous penchons aux fenêtres de l’est, nous avons la Séeland devant nous. On fait partout la moisson. De nombreux paysans fauchent le blé au lieu de le couper à la faucille. Nous avons donc dans la direction de la Séeland un tableau rustique fort intéressant. Des fenêtres de l’ouest, nous avons le port de Korsôr, le grand Belt, et au delà du grand Belt la Fionie.

La Fionie est entourée du grand et du petit Belt comme d’une ceinture à deux nuances, plus verte du côté du Slesvig, plus bleue du côté de la Séeland. À dix heures, nous avons pris le bateau à vapeur pour Nyborg. Nous avons affronté le grand Belt et nous l’avons franchi par une houle inaccoutumée. La mer était admirable. Elle reflétait quatre ou cinq azurs, selon le point où on la contemplait. Je suis resté sur le pont pendant les trois heures de la traversée. J’ai eu plusieurs fois le vertige, mais je le combattais en m’associant à tous les caprices du roulis. Il ne faut pas le contrarier, il faut s’y abandonner, et l’on se sauve ainsi. Ce qui me sauvait plus que tout, c’était le plaisir que j’éprouvais à ce spectacle d’une mer nouvelle et d’une île inconnue.

Nous allions à Glorup, l’une des belles résidences de la Fionie. Le propriétaire de cette résidence majestueuse était avec nous depuis Hambourg. Nous avons touché à Nyborg.

Trois voitures découvertes stationnaient sur le port de cette ville de briques. Une de ces voitures était à quatre chevaux ; une autre à la Daumont. Les cochers étaient en livrées et en cocardes, les attelages tout enrubannés. Ils étaient venus de Glorup pour nous y conduire à notre débarquement.

Nous avons suivi la chaussée, le long de la mer, puis nous avons tourné brusquement. Nous allions par une ligne courbe ravissante. La mer brillait à notre gauche, et, à notre droite, la Fionie où nous étions enfin. Cette île n’a pas de montagnes. Elle n’a que des collines ; le terrain est si accidenté qu’il est par là très-pittoresque. On dirait qu’il a été dessiné avec prédilection par l’artiste suprême. Ce qui m’étonna tout d’abord dans la configuration de l’île, c’est que la terre correspond à la mer selon les proportions d’une harmonie parfaite. Les mouvements du sol courent en vagues d’argile comme le Belt en vagues d’eau, de sorte que le pays a l’air d’être une mer solide. On est entre deux mers. La culture est surprenante. De vastes champs de blé, des pacages où je compte jusqu’à deux cents vaches, rappellent l’Angleterre. C’est une Angleterre boréale, avec les usines de moins et les forêts de plus.

Toujours entre la mer sillonnée de navires et la campagne frissonnante d’épis, de feuilles et d’herbes, nous avancions vers une église de village. Tout à coup dans un pli de vallée, nous avons aperçu Glorup adossé à des bois grandioses. Nous avons perdu plusieurs fois l’aspect du château avant d’y arriver. C’est l’une des plus nobles demeures qui se puissent rencontrer. On dirait, à l’extérieur, une abbaye princière du moyen âge sur la lisière des forêts féodales ; à l’intérieur, c’est un vaste Trianon, mais un Trianon de Danemark, avec toutes les fantaisies de l’imagination scandinave. Le bâtiment est quadrangulaire, de telle façon que lorsqu’on a franchi la grille de fer aux flèches dorées, et les grandes portes de chêne au-dessus de l’une desquelles s’arrondit le dôme, on se trouve dans une cour entre quatre corps de logis, — quatre châteaux en un, quatre châteaux qui vous regardent du haut de leurs cinq perrons à balustres et de toutes leurs fenêtres. Voilà Glorup. Un magnifique ara criait sur son perchoir au-dessous de deux drapeaux qui flottaient par-dessus les toits, le drapeau de la famille, jaune, noir, rouge, bleu, et le drapeau national, une croix blanche sur un fond rouge.

Nous avons donné un coup d’œil aux jardins, aux parterres, aux bassins d’eaux vives, aux volières de toute espèce, puis aux écuries. Elles contiennent dans leurs parois de chêne quinze chevaux de race, anglais, danois, norwégiens. Les remises abritent dix voitures, parmi lesquelles trois traîneaux rapides comme des locomotives, simples chars sans roues, qui galopent le jour dans un tourbillon de frimas ; qui la nuit, avec leurs hautes lanternes, illuminent la neige et dévorent l’espace au bruit mat des attelages scandinaves. Toutes ces voitures diverses achetées, soit à Copenhague, soit à Vienne, soit à Londres, confinent à la sellerie où des harnais innombrables, reluisants de propreté, attestent la mode, les élégances et les coquetteries équestres de tous les pays.