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de sept à dix, l’autre des enfants de dix à quatorze ans. Le maître d’école nous a montré les cahiers d’écriture. Les jeunes paysans écrivent mieux ici que les bourgeois de France. Les murs sont tapissés de cartes de géographie très-détaillées et de tableaux d’arithmétique. Les garçons et les filles ont fait leurs démonstrations élémentaires, puis, à ma demande, ils ont fini par un chant. Les Danois sont un peuple musicien. Ces villageois de huit, neuf ou onze ans ont chanté avec un ensemble, un accent et des intonations d’une douceur inconcevable. Ils ont presque tous les cheveux d’un blond d’épis et les yeux d’un bleu pâle comme leur ciel.

Nous sommes retournés au presbytère, qui peut bien rendre douze mille francs de rente au pasteur. M. Biering a une voiture à deux chevaux. Son influence est grande dans le pays. Il enseigne du cœur et des lèvres. Il donne des deux mains. Sa maison est confortable. Elle a dix pièces : cinq chambres à coucher, une salle à manger, trois salons très-simples et un cabinet de travail. Ce cabinet est aussi une bibliothèque. On trouve là plusieurs Bibles, en hébreu, en grec, en latin, en danois, et de très-bons livres. Je me suis mis au croisillon. J’ai considéré le vaste jardin, la campagne et la mer ; cette mer qui est à elle seule un enchantement perpétuel.

J’ai sous mes fenêtres de Glorup, au levant, un magnifique pacage qui embrasse toute la colline. Je compte dans ce pacage cent cinquante vaches, dont les mugissements me réjouissent. Près d’une haie, à mi-côte, j’ai remarqué une cabane de bois peinte en noir. Une gourde immense de bière forte est suspendue au toit. « C’est la cabane du berger des vaches, » m’a-t-on dit. J’ai voulu l’examiner de moins loin. J’ai été droit au berger, qui m’a ouvert sa hutte. Elle est très-bien faite. Elle renferme un lit, un coffre, deux rayons de sapin où les fioles pour les maladies des vaches sont alignées à côté d’une Bible. Il y a là un gîte pour le pâtre, et une pharmacie pour le troupeau.

Cette cabane est montée sur un brancard et sur des roues. Quand le moment vient de changer de pacage, on attelle deux chevaux robustes à la cabane et on la transporte où il faut. C’est une mode très-ingénieuse. Je n’avais jamais rien rencontré d’analogue.

Il y a quatre cabanes de bois pareilles, qui correspondent chacune à cent cinquante vaches. Les vaches de Glorup sont donc au nombre de six cents.

Le chef des troupeaux, qui est toujours à cheval, donne ses ordres tous les matins. Les vaches demeurent dans la même prairie ou elles sont conduites ailleurs, selon la convenance des fourrages. On les trait deux fois par jour. Les paysannes les calment par des airs rustiques tout en pressant leurs mamelles, et, en même temps que les chansons, le lait tombe dans de grands vases de fayard, que l’on rattache ensuite, par des crochets de fer, à des bâts sur des ânes. C’est ainsi que les jattes écumeuses parviennent à la grande ferme. Elle possède un multiple et puissant laboratoire. Cela ressemble aux vendanges. Des cuves sont successivement remplies de lait à moitié. Une pelle très-large et grillée est placée dans la cuve. Le manche de cette pelle est adapté à une poulie que deux roues, mues par deux chevaux, font tourner rapidement. En une demi-heure, une prodigieuse motte de beurre est extraite du lait. Cette motte est transférée dans une autre chambre, ou une longue huche la reçoit. Le beurre est pétri, purifié, salé, puis on le transvase avec une truelle de bois dans des barriques, sortes de feuillettes, que l’on expédie à Nyborg. Les feuillettes passent le grand Belt. Les unes sont destinées à Copenhague, les autres à Hambourg, les autres à l’Allemagne et à l’Angleterre. Il se fabrique de cette manière à Glorup pour trente mille francs nets de beurre par an.


II

Promenade. — La mer. — Paysages. — Les paysans danois. — Mœurs et coutumes. — Mariages. — Tumuli. — Légendes des vieux temps.

J’ai fait aujourd’hui une promenade au bord de la mer, qui était toute d’azur. Des centaines de mouettes blanches rasaient les vagues et revenaient sous la verdure des arbres, au pied desquels mes pas enfonçaient dans les mousses dorées. Au loin, les navires avec leurs voiles ressemblaient à d’autres mouettes en voyage. Les oiseaux chantaient dans les feuilles. Les daims, subissant le charme infini de cette nature, s’avançaient par troupes, regardaient tremblants, puis, au bruit de certaines rafales, s’enfuyaient dans leurs retraites les plus mystérieuses.

La contemplation m’a ravi jusqu’à l’adoration. Je m’en suis retourné au milieu d’un songe. Le ciel, qui était bleu pâle, est devenu gris perle ; il avait la suavité inexprimable d’une lumière dans une lampe d’albâtre.

Avant de rentrer au château, je me suis assis un peu sous un buisson, parmi les fleurs du fossé. J’ai pris plaisir à écouter un vieillard ambulant qui jouait du violon près du cimetière. Une cigogne perchée au sommet du clocher semblait l’écouter aussi.

Une chose charmante, la plus charmante peut-être de la Fionie, c’est la baie, l’anse, le golfe. Ces déchirures des rivages, que les Danois appellent fiords, ont toutes les formes. Les flots s’y arrondissent ou s’y aiguisent ; ils s’insinuent, ils glissent, ils se précipitent ; ils creusent, ils mordent et découpent la terre en mille caprices. L’un de mes plus grands bonheurs, c’est de monter sur un petit cap et de regarder à droite, à gauche, la mer façonnant ses bords avec une grâce inattendue et des fantaisies sauvages.

Le grand seigneur, le pasteur et le médecin m’avaient dévoilé le château, le presbytère, la maison de la bourgeoisie. J’ai voulu connaître les maisons des paysans. J’ai examiné plus de deux cents de ces maisons.

Il y en a de trois sortes : les maisons qui ont cour entre quatre corps de bâtiments, avec plusieurs chevaux et plusieurs vaches ; les maisons sans cour et qui n’ont qu’un corps de bâtiment sur un jardin, avec un cheval et une vache ; enfin, les maisons sans cour, ni jardin, ni vache, ni cheval, les maisons louées par ceux qui ne sont pas aisés.