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des héros. Ces monuments sont des sépulcres. J’en ai fouillé plusieurs. Ces tombeaux recélaient presque toujours des urnes où étaient enfermées les cendres des morts. On trouve encore parfois à côté des urnes des armes et des ustensiles soit de pierre, soit de bronze, soit de fer, qui se rattachent aux trois âges de l’histoire scandinave. Quelques savants reculent l’âge de pierre à dix mille ans, l’âge de bronze à vingt siècles et l’âge de fer à deux cents ans avant Jésus-Christ.

Il y a non loin de Taarup une colline funéraire à laquelle se rattache une légende du neuvième siècle.

Une belle princesse de Danemark voyageait, sous le règne de Charlemagne, en Westphalie. Elle avait été rendre visite à sa tante Éva, femme de Wittekind. Le héros saxon habitait le château de Wittekindsberg, dont j’ai vu les ruines en passant à Münden. L’un des fils de Wittekind devint amoureux de la princesse fionienne. Il était hardi et païen, tandis qu’elle était modeste et chrétienne. Elle eut peur du barbare. Elle craignit d’être outragée par lui, si elle ne s’enfuyait. Mais comment échapper ? Elle invoqua la vierge Marie, qui la changea en biche, et la princesse Vola (c’était son nom), sous cette métamorphose, courut par monts, vallées et forêts jusqu’à la mer Baltique. L’Allemand la poursuivait sur le meilleur cheval de son père. Ce terrible guerrier s’appelait Thormann, et un célèbre magicien communiquait au cheval et au cavalier une vigueur surnaturelle. Vola, ne sachant où se dérober, ne consultant que son honneur, se jeta dans la Baltique et nagea, nagea si bien, par la grâce de la Vierge, qu’elle aborda à Langeland, puis en Fionie. Thormann n’avait pas hésité non plus. Il s’était jeté avec son cheval à la mer et il suivait de près Vola. Il débarqua d’abord à Langeland, ensuite en Fionie, quelques minutes après la princesse. Le cheval de Wittekind, fortifié par le magicien, aiguillonné par Thormann, les crins ruisselants, les naseaux fumants, arriva au château où la princesse s’était réfugiée et où elle avait repris la forme humaine. Elle avait été touchée de l’amour du jeune barbare qui était beau. Lui aussi, dompté par le sentiment qui lui agitait le cœur, ne commandait plus, il priait : Vola l’écouta sans colère lorsqu’il lui exprima sa tendresse. Il n’y avait qu’un obstacle à leur union. Thormann était païen. Vaincu par Vola, il embrassa le christianisme et obtint la princesse. Il renonça sans peine à l’Allemagne et vécut en Fionie, où il se distingua par son courage. Il fut inhumé dans cette terre de l’amour, après avoir rendu heureuse la douce Vola. Le cheval qui avait traversé la Baltique à la nage fut enfoui dans le tombeau de son maître avec les armes de Thormann et le bracelet de Vola.

J’ai été visiter un peu plus tard un autre tumulus renommé, sur la commune de Swindinge. Ce tombeau très-curieux se compose de cinq pierres énormes surmontées d’une pierre gigantesque, colossale, qui forme le dôme. Il y a encore une entrée ménagée qui se rétrécit peu à peu. À notre approche une cigogne s’est envolée, comme une âme, de cette caverne funèbre.

Un héros de mer fut enseveli là, au sommet de la colline. Il fut incendié sur un autel construit avec les débris du vaisseau qu’il montait dans ses courses. Une urne qui contenait ses cendres a été trouvée au fond du sépulcre. Cette urne se rattache au second âge du Danemark, à l’âge de bronze.

En revenant à Glorup, nous avons rencontré des paysans, des paysannes, des enfants, des jeunes filles. Tous nous tiraient leurs chapeaux ou nous faisaient la révérence. Ici les plus grands seigneurs sont très-attentifs à saluer affectueusement les plus humbles villageois. La bienveillance est réciproque en bas comme en haut. Les égards répondent aux égards. Je n’ai rien vu d’analogue ni en France, ni en Allemagne, ni en Suisse, ni en Angleterre. La nation danoise, qui pousse la propreté jusqu’à l’élégance, porte la politesse jusqu’à la courtoisie.

Au retour, nous avons examiné chambre par chambre le château de Rygaard. Il est charmant et sévère tout ensemble. C’est la belle architecture des manoirs du moyen âge.

Je me souviendrai toujours des voûtes basses qui surplombent l’étang et qui rappellent Chillon. Je me souviendrai surtout de la salle des chevaliers, dont toutes les fenêtres s’ouvrent sur la mer. Il y a là une grande cheminée gothique. Selon la tradition, la châtelaine de Rygaard qui la première habita cette demeure féodale, se tenait au coin droit de la cheminée, attendant son époux, un compagnon du roi Jean, fils de Christian Ier. Elle filait sa quenouille sur un fauteuil en tapisserie, sans regarder le Belt, sans se distraire de ses pensées et de son fuseau, tandis que tous ses serviteurs, placés sur des escabeaux de bois, se chauffaient de loin à l’âtre où brûlait un arbre entier, probablement un hêtre.


III

Odensée. — Ses monuments. — Son aspect actuel. — Capitale d’un jardin. — Svendborg. — Panorama maritime. — L’île de Tassinge et le château de Waldemar. — Le roi Christian IV et l’amiral Juel.

Une route admirable conduit de Glorup à Middelfart, à travers lacs, villages, champs de blé, d’orge, d’avoine, arbres et prairies. Ce trajet de vingt lieues, M. de Moltke et moi, nous l’avons fait en quelques heures. Il est charmant de séjourner une soirée à Middelfart, cette ville forestière et maritime. Une promenade en voiture dans les grands bois et une promenade en bateau dans le petit Belt : voilà deux mirages que l’on n’oubliera jamais.

Nous nous sommes donné cette double joie, et nous sommes revenus sur nos pas jusqu’à Odensée.

Le ciel était plus pâle qu’en France. Les nuages aussi étaient plus solides. Des déchirures de ces nuages tombaient parfois des cascades de lumière, et la campagne était transformée sous des reflets capricieux et métalliques, tantôt de cuivre, tantôt d’argent, tantôt d’étain. Ces flamboiements sur les paysages et sur les longues vapeurs qui traînaient en blanchissant à la pointe des herbes communiquaient à toute la nature une poésie fantastique indescriptible.