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zième siècle et à la peinture monastique des Italiens, c’est peut-être renaître, mais vieillard, pour mourir bien vite, et non pas enfant, plein de force et de promesses, pour accomplir une longue et glorieuse existence.

Qu’on n’accuse pas un Français de jalousie mesquine. Voici sur cette question ce qui a été dit en Angleterre : « L’art de Dürer et de Van Eych n’est plus. Le Pérugin et Pinturicchio, arrachés après trois siècles au repos de la tombe et transportés au delà des Alpes neigeuses, ont communiqué à la peinture allemande le froid de la mort, en trompant les voies de la nature. »

Avec Overbeck et son école le nouvel art allemand n’est ni de son temps ni de son pays ; mais avec Cornélius il en est trop, non pas que Cornélius et les siens peignent davantage. Pour eux le spiritualisme pieux qui arrête Overbeck aux vagues contours des idées religieuses est remplacé par l’ambition titanique de la pensée. Des nuages du mysticisme nous passons à l’obscurité des symboles et des synthèses génésiaques.

Servante de brasserie.

Depuis quarante années, les Allemands ont ce que j’appellerais la maladie du cosmos. Ils veulent tout expliquer, à commencer par l’inexplicable, tout comprendre, même l’incompréhensible, tout saisir, tout étreindre, même l’infini. Chaque année il se publie à Leipzig douze histoires universelles, quand la France n’en a pas une encore, et vingt traités ontologiques lorsque nous n’en écrivons plus. Ils vous rendent compte de Dieu, de la création et de l’âme, de l’absolu, de l’être et du devenir, sans plus hésiter que si tout cela ils l’avaient vu et touché, pesé dans leurs balances, soumis au scalpel et au microscope. C’est une très-noble tendance, mais fort téméraire et du reste sans grandes conséquences. Qu’y a gagné l’Allemagne ? Une mêlée furieuse de systèmes qui, semblables aux vases de terre de Gédéon et de ses trois cents braves, se sont heurtés et brisés les uns contre les autres, avec cette différence que la lumière n’était pas au fond et n’a point jailli pour éclairer le monde.

Kant mis à part, qu’est-il resté de Fichte et de son idéalisme purement subjectif ; de Schelling et de son système de l’identité qu’à la fin de sa vie il déclara n’être qu’un rêve poétique ; de Jacobi, autre poëte qui, comme certains chez nous, se croyait philosophe ; de Krause, qui savait, aussi bien que Swedenborg, ce qui se passait dans les étoiles ; de Hegel enfin et de son identité absolue du fini et de l’infini ? Ce qui en reste ? demandez-le à Strauss, à Bruno Bauer, à Feuerbach, à Arnold Ruge. Après tant d’affirmations superbes, que de négations désolantes ! Après avoir tout résolu dans l’idéalisme, voilà que tout se dissout dans le panthéisme. Ah ! que les Allemands auraient besoin de méditer un beau chapitre d’un livre écrit par un des nôtres, qui est aussi quelque peu un des leurs, M. Vacherot. Il a pour titre : De l’impuissance de la métaphysique[1].

En parlant des philosophes, je ne suis pas si loin des artistes que vous pourriez le croire. Les peintres allemands sont aussi atteints de ce mal du cosmos. Leurs tableaux sont bien plus chargés d’idées que de couleurs. À force d’analyser un sujet ils l’épuisent. Ils ne mettent pas plus de perspective dans leur pensée qu’il n’y en a quelquefois dans leur dessin. Ils n’ont ni des idées ni des scènes de premier, de second et de troisième plan. L’unité manque, comme la clarté, et regarder ces tableaux est rarement un plaisir, parce que c’est toujours une étude laborieuse. Voulant peindre des abstractions, il leur faut recourir aux symboles, et ils reprennent dans l’art ce que nous sommes si heureux d’avoir chassé de la poésie, l’allégorie toujours si froide.

Avec la philosophie, l’érudition. Ces artistes ont une science désespérante : leurs tableaux sont d’excellents manuels d’archéologie. Ce fut certainement un progrès quand Lekain et Talma rétablirent au théâtre la vérité du costume. L’acteur en valut mieux, mais la pièce en valut-elle davantage ? L’érudition n’est dans l’art qu’un accessoire, et les madones de Raphaël, pour avoir un costume conventionnel, n’en sont pas moins de divines figures.

Ajoutez que pour accroître la difficulté, de comprendre chacun de ces tableaux, à Munich, n’est qu’une partie d’un tout, qu’une page isolée d’un long poëme qui se déroule lentement sur d’immenses murailles. Chaque monument a le sien. Ainsi le dogme catholique est à Saint-Louis depuis l’orgue jusqu’au chevet ; l’histoire entière de l’Église à la chapelle de la cour ; celle du christianisme en Allemagne à Saint-Boniface. La Nouvelle-Résidence a, au rez-de-chaussée, le poëme de Niebelungen ; au premier étage, dans les appartements du roi, la littérature grecque ; dans ceux de la reine, la littérature allemande ; aux Loges de la Pinacothèque, l’histoire de la peinture ; à la Glyptothèque enfin, la création du monde.

C’est assurément une pensée juste et grande que de consacrer un monument à un même ordre d’idées exprimées par la peinture. Cette pensée, Raphaël l’a eue en peignant les Loges du Vatican, où la Bible revit tout entière, et la chambre della Segnatura, où il a représenté la grandeur de l’esprit humain cherchant Dieu

  1. Ou Études sur la dialectique dans Platon et dans Hegel, de M. Janet, et les Études sur la philosophie allemande moderne depuis Kant jusqu’à nos jours, par M. A. Foucher de Careil. Du reste, un Allemand mort depuis peu (en 1860), Schopenhauër, a dit crûment son fait, et en face, à cette métaphysique qui, retournant à la scolastique du moyen âge, prétend expliquer le monde réel par des abstractions. Par malheur, Schopenhauër, après avoir renversé, veut à son tour construire, et, comme tous les autres, bâtit sur le sable.