Page:Le Tour du monde - 06.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis de beaux gendarmes ; enfin la foule immense, qui suit en psalmodiant. C’est comme autrefois chez nous, quand la cour et la ville, le parlement et l’université s’en allaient processionnellement à Saint-Denis en tel nombre que la tête du cortége entrait dans la basilique, que la queue était encore au parvis Notre-Dame. À cette heure, c’est au fond de l’Allemagne qu’il faut aller chercher, pour les trouver vivantes, des mœurs vieilles de deux ou trois siècles.

La fête terminée, chacun se retire content : on a fait ce qu’on voulait faire. Le peuple était venu pour voir, les princes pour être vus, et le clergé pour mettre à genoux devant lui les grands et les petits de la terre.

Je ne m’attendais pas à cette conclusion de mon interlocuteur. Elle signifiait bien clairement qu’il était un de ces puritains farouches qui élèvent à Dieu dans leur pensée un autel solitaire et ne comprennent rien à la poésie extérieure du catholicisme. Aussi pour n’engager aucune dispute avec lui sur le charme de ces fêtes de la religion populaire je me contentai de lui exprimer le regret d’avoir perdu cette occasion unique de voir toutes les classes de la société bavaroise.

« Le regret, dit-il est méritoire, mais n’en prenez pas trop de souci. Le peuple, vous le voyez ; les prêtres, vous les verrez, quand il vous plaira, dans les églises. Restent la noblesse et la bourgeoisie universitaire. Pour la première, il se trouvait dans la foule dorée qui suivait le roi plusieurs chefs de vieilles maisons, mais aucun qui portât le cachet de la race. Ce ne sont plus que des physionomies à l’anglaise dont le trait le plus apparent est le soin extrême donné à l’arrangement de la barbe et des cheveux, et dont la roideur gourmée annonce que l’esprit est bien un captif emprisonné dans ce corps, objet de tant de sollicitude. Ah ! monsieur, les grands seigneurs s’en vont !

Vue de Landshut.

« Du côté des grosses épaulettes, beaucoup de croix et de cordons ; peu de tournures vraiment militaires. Ce n’est pas leur faute. Une belle figure de soldat ne se prend pas à la parade, mais en face des canons ; il faut qu’elle soit bronzée au feu. Pour nos académiciens, je vous dirais, si nous n’étions en temps de vacances, allez les entendre ; vous en trouverez de fort savants et dont le nom est européen, comme celui du chanoine Dollinger. Mais à les regarder de loin, vous verrez de bonnes faces d’érudits, bien germaniques, et pas une belle tête de vieillard, comme celles de Gros, d’Arago ou de Chaptal, où la molle enveloppe des ans n’empêchait pas l’esprit de pétiller encore dans les yeux et par tous les traits. Les Allemands ne savent pas vieillir. Avec l’âge, la face s’épaissit, et les traits, comme des blés trop mûrs, versent et se répandent. Pour eux, le type sublime est ce qu’ils appellent le masque olympien de Goethe : la placidité forte, mais non l’enthousiasme et l’élan.

— À titre de voyageur, lui dis-je, je suis bien souvent forcé de faire comme vous, de ne voir que les dehors des hommes et des choses, et de juger sur l’apparence. Mais il y a du vrai dans votre pratique et dans votre opinion. Schiller avait bien la figure de son génie ; Humboldt ne l’avait pas. »