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une ville artificielle ; Ratisbonne est, ou a été, durant quinze siècles une ville nécessaire.

Au sommet de l’arc que le fleuve décrit en s’élevant vers le nord[1], au point où se trouve la plus petite distance entre les portions navigables des bassins du Rhin et du Danube, la nature avait marqué la place d’une grande ville et l’histoire l’y a mise. Grâce à la Naab et au Regen qui finissent en cet endroit, l’eau n’y manque jamais aux navires, même chargés de cent quatre-vingts à deux cents tonneaux, et deux îles y facilitent le passage. Un pont de cent vingt mètres, porté par quinze arches, le plus long de l’Allemagne et sans doute aussi le plus ancien, y a été construit en 1136. On mit dix ans à le faire.

Rome avait établi là « le camp du Regen » (Regina castra), les Agilolfings leur résidence ; et Charlemagne y séjourna plus qu’en aucun autre lieu situé au delà du Rhin. Au moyen âge, comme Augsbourg, comme Nuremberg, entre lesquels Ratisbonne est placée, elle fur riche, libre et puissante. Il est curieux de voir pourquoi la vie se déplace sur la terre et comment les événements les plus lointains ou les plus généreux agissent sur les petites individualités.

En 1147, les bateliers de Ratisbonne conduisent l’empereur Conrad par le Danube, jusqu’en Servie, et, tout en faisant avec lui la moitié de la pieuse expédition, nouent le long du chemin des relations d’affaires avec les villes du rivage qui servaient d’entrepôt à Constantinople. Les croisades avaient dans le même temps ouvert l’Orient du côté de la Méditerranée, et ses trésors affluaient à Venise, à Gênes, à Pise ; par suite aux cités d’Allemagne échelonnées sur la route du midi au nord : Inspruck et Salzbourg dans la montagne ; Augsbourg dans la plaine ; Constance et Bâle sur le Rhin ; Ulm et Ratisbonne sur le Danube ; plus loin Nuremberg, les villes draconiennes et celles de la Hanse du nord. Quatre siècles durant elles eurent la fortune, la renommée et la puissance.

Mais un jour, à quatre mille lieues de distance, un marin portugais, bravant de superstitieuses terreurs et toutes les colères d’un océan furieux, arrive aux Indes, en tournant le cap de Bonne-Espérance. Le commerce de l’Orient se détourne de Constantinople et de Venise sur Lisbonne, plus tard sur Amsterdam et sur Londres, qui grandissent, tandis que les villes d’Italie et d’Allemagne qu’il faisait prospérer s’appauvrissent et se dépeuplent.

Un autre changement acheva leur ruine. L’Europe moderne ne voulut plus que de grands États et les forma aux dépens des petits. Après avoir perdu leur richesses par la révolution commerciale, les villes perdirent leur indépendance par la révolution politique. Toutes ces glorieuses républiques ne sont plus que des chefs-lieux de districts provinciaux.

Il y a quelques années, Ratisbonne espéra recouvrer une partie de sa grandeur tombée. Le roi Louis creusa le canal projeté par Charlemagne entre le Mein et le Danube, au moyen de la Rednitz et de l’Altmuhl. Un navire hollandais, que son patron avait nommé la Ville de Vienne, partit d’Amsterdam et traversa de part en part le territoire de la Confédération. On le fêta partout ; on l’accueillit fort bien à Vienne ; mais le quart d’heure de Rabelais arrivé, le capitaine, tout compte fait, ne trouva plus rien au fond de sa bourse et le navire ne reparut pas.

Construit un siècle plus tôt, ce canal aurait tenu toutes les promesses faites en son nom. Aujourd’hui les chemins de fer le rendent à peu près inutile et l’argent qu’on y a dépensé ne rapporte pas un tiers pour cent[2]. Pourtant les Allemands désespèrent trop tôt. Après avoir rêvé des canaux partout, de l’Elbe au Danube, du Danube à l’Adriatique, du Dniester à la Vistule, ils n’en veulent nulle part, depuis qu’ils ont vu des marchandises placées dans un wagon à Hambourg arriver le surlendemain à Trieste. Je ne crois pas que les fleuves aient dit leur dernier mot, et j’en ai donné précédemment les raisons. J’en trouverais la preuve dans les progrès accomplis par la navigation du Danube depuis quelques années.

La batellerie de ce fleuve était naguère encore dans l’état où le moyen âge l’avait laissée. Les navires qui remontent de Vienne à Ratisbonne mettent à ce voyage de six à huit semaines[3] et il leur en faut deux ou trois autres pour arriver à Ulm. À la descente, l’ordinaire, notre coche accéléré, faisait la route d’Ulm à Vienne, au plus vite, en huit jours. Dans l’automne, quand venaient les brumes épaisses qui voilent toute la vallée, il y mettait parfois un mois. Un bateau particulier, fort mal installé coûtait, de Ratisbonne à Vienne, de cent vingt à deux cents florins. Aujourd’hui on fait ce voyage commodément et vite pour quinze ou vingt, et on reste en route vingt-quatre heures, coupées par une bonne nuit qu’on passe dans un des hôtels de Lintz.

La navigation à vapeur sur le Danube est d’importation étrangère et toute récente. Deux Anglais obtinrent, en 1828, du gouvernement autrichien un privilége pour la construction d’un Dampfschiff, et l’an d’après inondèrent une société par actions au capital de cent mille flo-

  1. Ratisbonne n’est qu’à dix-huit milles de Bamberg-sur-le-Mein.
  2. Le canal Louis a cent soixante-quatorze kilomètres (vingt-trois milles et demi) de Bamberg-sur-le-Mein à Kelheim-sur-le-Danube, en amont de Ratisbonne ; largeur, au sommet, quinze mètres cinq centimètres ; au plafond, neuf mètres sept centimètres. À partir du point de partage, il y a soixante-neuf écluses pour descendre à Bamberg par une pente de quatre-vingt-dix-sept mètres, vingt-cinq pour racheter jusqu’au Danube une pente de quatre-vingts mètres. À la fin d’octobre 1854, les dépenses s’élevaient à seize millions de florins ; quatre mille bateaux ou trains y passèrent dans le courant de cette année portant un peu plus de deux millions et demi de quintaux. La recette brute fut de cent quarante-huit mille huit cent quarante-huit florins, le revenu net de quarante-neuf mille six cent douze francs. C’est donc pour le moment une détestable affaire.
  3. Ce sont les Hohenau, longs de cent quarante-six pieds et portant deux mille cinq cents tonneaux, ou les Kelheimer, appelés ainsi de la ville de Kelheim, où ils sont construits, et qu’on charge à la descente de deux mille quintaux, à la remonte de quatre cents. Leur longueur est de cent quinze à cent vingt-huit pieds.