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les produits de l’Asie et de l’Europe ; le Volga, qui relie les deux mers Baltique et Kaspienne, apporte à Nijni-Novogorod les produits du Nord et du Midi. Les Persans, les Kalmouks et les Boukhariens fournissent des denrées ; les caravanes de Chine, le thé, les étoffes de soie, et les Sibériens, des fourrures et des pierres précieuses. L’échange de ces produits divers fait la richesse d’un pays qu’on croirait privé de toutes les ressources morales et matérielles au premier aspect. Tout se transforme ; donc tout s’anime et se vivifie au moment de la foire ; les populations appartenant aux différentes nations se rapprochent, les individus fraternisent ; plus de ligne de démarcation entre les religions, les costumes, les usages, les mœurs ; plus de répulsion pour la couleur ou le type du visage ; on est uni par le besoin réciproque, on s’entraide, et des peuples séparés par la presque étendue du globe terrestre ne forment plus qu’une même famille.

Les habitants des pays voisins et les étrangers arrivent en foule au moment de la foire ; les maisons, les cabanes, les plus pauvres réduits sont littéralement envahis par les touristes, les marchands et les acheteurs ; après ces miracles opérés par l’industrie, la ville retombe dans son apathie, dans son sommeil léthargique. Je fis des provisions à Nijni-Novogorod ; cette précaution était d’urgence, car nous étions en carême et nous ne trouvions, aux relais, que du gruau de sarrasin ou de la soupe aux choux assaisonnés à l’huile rance ; c’était peu réconfortant pour nous, surtout habituées au luxe ou au confortable de la vie polonaise. J’ai dit nous, parce que j’avais deux compagnes d’infortune, Mlles Pauline Wilczopolska et Joséphine Rzonzewska, déportées de Kiew et qui devaient être dirigées sur Tobolsk ; notre destination était donc différente, mais en attendant le moment de nous séparer, nous pouvions du moins nous voir aux relais et échanger quelques paroles. Ces rapides épanchements étaient d’une grande douceur pour de pauvres exilées !

Le directeur de poste (voy. p. 210).

À un relais dont j’ai oublié le nom, un tableau de bonheur domestique, aperçu dans un atelier de forgeron, m’arracha bien des larmes. C’était un père et une mère jouant avec une enfant blonde et rose. Et moi aussi j’avais une fille… et l’exil m’en éloignait pour toujours peut-être.


Kazan. — Les Tatars.

Nous arrivâmes à Kazan, la veille de Pâques, épuisées de faim et de fatigue ; nous résolûmes, avec mes deux compatriotes, d’employer toute notre énergie à faire valoir nos droits, et, en conséquence, nous signifiâmes à nos gardiens que nous voulions séjourner dans la ville le temps nécessaire pour réparer nos forces.