Page:Le Tour du monde - 06.djvu/224

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amis, les autres allaient réaliser une fortune ; tous étaient heureux à leur façon, les uns de ce qu’ils espéraient, les autres de ce qu’ils allaient trouver… Je ne m’attristais pas du bonheur des autres, mais je me disais : « Pour nous, il n’y a plus rien à attendre et rien à espérer. »

Le capitaine, pour donner une certaine solennité à notre débarquement, ordonna qu’il serait tiré trois coups d’obusier. « Où sont les canons ? » dis-je à un matelot ; mais celui-ci jugea à propos de ne pas me répondre ; je continuai mes investigations, et je finis par découvrir, dans un tout petit coin, un tout petit canon qui n’avait pas un pied de longueur, en un mot, un vrai joujou d’enfant ; l’objet en question fit néanmoins assez bien son devoir pour avertir les Bérézoviens.

C’était à qui descendrait le premier dans le canot ; on se poussait, on se culbutait ; il n’était plus question de politesse ou de galanterie : mais nous, nous restions sur le pont, regardant cette agitation comme un spectacle. Notre débarquement ne pouvait pas se passer sans la présence de l’autorité : en conséquence, M. le maire vint au-devant de nous, et nous le suivîmes, laissant nos bagages à la garde de Dieu, mais on nous assura que nous pouvions être tranquilles.

Du côté de la rivière, on voit deux églises schismatiques, puis une grande maison peinte en jaune se dessine sur une élévation ; ensuite, quelques habitations d’une chétive apparence et n’ayant toutes qu’un seul étage. Une vaste forêt de cèdres encadre le tout.

À première vue, nous crûmes que la ville était en fête : il y avait tant de monde dans les rues, tant de costumes éclatants, tant de mouvement autour de nous, que nous demandâmes si ce n’était pas un champ de foire. On nous répondit qu’il n’y avait rien que de très-ordinaire dans ce que nous voyions. Après avoir traversé cette foule chamarrée, nous arrivâmes à notre nouvelle demeure, qui se composait de deux chambres assez claires et presque propres : propres pour les yeux, mais point pour l’odorat. Il fallait donc donner de l’air, beaucoup d’air, et ensuite chauffer les deux pièces, qui ne devaient pas avoir été habitées depuis longtemps.

Notre propriétaire nous invita à prendre le thé chez lui, pendant qu’on disposait nos chambres à nous recevoir : nous acceptâmes : la dignité ne doit jamais nous abandonner dans certaines situations, mais la fierté, jetées comme nous l’étions sur une terre étrangère, eût été un ridicule et une faute.

Comme on touchait à la fête de saint Pierre, on observait le maigre le plus rigoureux, et le thé qu’on nous offrit se ressentait cruellement de l’abstinence : point de crème et pas le moindre gâteau.

Je pensais à la bonne vache ostiake qui était restée sur le navire en compagnie de nos bagages, et malgré mes instances pour rentrer en possession de cet animal, on me déclara que ma vache et nos effets ne pourraient nous être rendus que dans deux jours. Dans cette pénurie, je demandai à l’hôtesse de nous indiquer où se trouvait le marché.

« Nous n’avons pas de marché, me répondit elle.

— Mais comment vous procurez-vous des vivres ? lui dis-je.

— Eh ! chacun fait comme il peut.

— Mais n’auriez-vous pas quelque chose à me vendre ? Quoi que ce soit, je l’achèterais.

— Nous n’avons rien, reprit l’hôtesse ; à moins que vous ne vouliez des canards conservés. »

Femme et enfant de Bérezov ; costume d’hiver (voy. p. 233).

C’est-à-dire qui ne sont pas conservés du tout ; malgré les menaces de la famine, je reculai à l’idée des canards ; et force nous fut de nous coucher sans souper ! Nous étions à cette saison où il n’y a point de nuit, et ce jour sans fin nous tint éveillées ! La faim, l’agitation de nos nerfs, la nouveauté du gîte, tout contribua à nous ôter le sommeil.

Traduit par Mme  Olympe Chodzko.

(La fin à La prochaine livraison.)