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Nous avons aujourd’hui une chaleur accablante. On passe sans transition du froid au chaud ; hier, nos poêles étaient chauffés, la terre était couverte de givre, les arbres ne présentaient que des branches dépouillées ; aujourd’hui, nous avons la surprise d’un printemps : le gazon est vert, le cassis est en pleine floraison, les arbres sont couverts de bourgeons… Ce miracle s’opère dans l’espace de quelques heures.

J’ai dit, je crois, le mot printemps ; mais non, il n’y a pas de printemps, car tout ici est extrême, tout est violent… Hier, je m’enveloppais dans mon manteau de fourrures et j’avais froid ; aujourd’hui, j’ai une robe de mousseline et je demande de l’eau glacée pour étancher ma soif.

Dans nos contrées il y a le soir, la nuit, le jour et l’aube ; la nature a tout prévu, tout tempéré, tout adouci, pour protéger les organes de l’homme ; ici tout se produit par secousses, tout se manifeste avec excès ou avec parcimonie. Le soleil ne réchauffe pas, il brûle et il ne quitte pas le firmament ; ses rayons, qui sont des flammes ardentes, dévorent la rosée et l’empêchent de rafraîchir le sol.

Pourtant je dois avouer que Bérézov n’est pas une ville tout à fait désagréable.

4 juin. — J’avais raison ; on a toujours raison quand on est juste. Bérézov a pris un air de fête et de coquetterie ; on dirait que la nature se défie d’elle-même et qu’elle se hâte de nous montrer ses trésors. Les mélèzes s’épanouissent dans un vert tendre du plus doux effet ; la terre, fertilisée par la fonte des glaçons, atteste sa force par la plus belle végétation. Le débordement de la Sosva arrose les saules, en respectant leur cime ; la vue de cette grande plaine liquide d’un bleu foncé est quelque chose d’admirable, et au-dessus de tout cela, Bérézov s’élève en étages sur une colline abrupte. Certes ce spectacle ne manque pas de poésie, poésie plus sévère que mélancolique, beauté plus sauvage que douce pour le regard… Enfin, c’est la nature dans ses caprices les plus étranges et les plus inexplicables.

Une multitude de navires et de bateaux dont la mâture est ornée de banderoles aux mille couleurs attendent le signal pour aller faire la pêche dans la mer d’Ob. Des canots sillonnent la rivière, ils vont approvisionner les embarcations.

Le mari de notre hôtesse, très-brave homme quoique Kosak, se disposait à partir pour la pêche. Le départ de ce vieillard, les dangers qu’il allait affronter étaient une cause d’anxiété et de tristesse pour sa famille.

Une de nos chambres était ornée d’une image de la sainte Vierge, de plusieurs saints et de quelques petits tableaux de piété, tous encadrés dans une étoffe dorée ou argentée. Le vieillard nous fit demander la permission d’entrer chez nous, permission que nous lui accordâmes de grand cœur ; il vint donc, suivi de sa femme et de ses enfants ; dès qu’ils furent là, ils s’agenouillèrent devant les images, puis, à plusieurs reprises, ils se prosternèrent le front contre terre ; quand ils se relevèrent, leurs visages étaient inondés de larmes ; le père cherchait à modérer sa douleur, mais la mère, mais les enfants n’avaient ni la force ni le courage de se contenir… C’était navrant à voir ! Kozloff, c’est ainsi que se nommait le vieillard, Kozloff, avant de nous quitter, nous recommanda aux soins de sa femme ! Y a-t-il rien de plus touchant que le souvenir dans un cœur désolé ! Pauvres êtres à qui la vie a tout refusé et qui ont en leur âme un foyer d’ardente sensibilité et d’exquise délicatesse ! Certes, l’éducation est un fait immense dont je ne conteste pas les bienfaits. Par l’éducation on peut tout savoir ou avoir des semblants de tout, même d’esprit, même de bonté ; mais au-dessus de tout ce qu’on apprend, il y a ce qui vient d’en haut, et c’est ce que possédait si bien Kozloff, qui, presque sauvage, ignorant les choses de convention, la règle, la discipline, les usages, les lois les plus élémentaires du monde, savait être bon, comme le sont les vrais et les inspirés !

5 juin. — La bise du nord commence à nous rafraîchir un peu ; nous respirons, nous ne sommes plus dévorés par les cousins.

Nous sommes sorties pour explorer la ville et les environs, que nous ne connaissons pas encore. Les rues ne sont pas pavées, on communique d’une maison à l’autre au moyen d’une planche, quand il pleut ou quand la rivière déborde ; en conséquence les chemins sont impraticables pour les chevaux et les voitures, on se transporte donc à pied tel temps qu’il fasse. La ville ne possède rien, ni boutiques, ni marché, c’est un désert, et les approvisionnements indispensables arrivent du dehors. Dans les pays, même ceux qui sont en arrière de la civilisation, il y a des routes plus ou moins tracées ; ici, rien de semblable ; il semble que ce pays n’a été créé que pour les ours, les renards et les écureuils. Personne n’a eu pitié des hommes, personne n’a eu souci de leur bien-être. Pour communiquer d’un lieu à un autre, quelles que soient les nécessités du moment, il faut attendre que le sol couvert de neige vous permette de vous transporter dans des traîneaux attelés de rennes.

Bérézov compte deux cents maisons tout au plus ; ces constructions en bois ont un rez-de-chaussée, une cuisine, des hangars, et, à l’étage supérieur, des chambres d’habitation.

La ville possède deux églises, je crois l’avoir dit ; elles sont assez artistement bâties, moitié pierre et brique ; l’une s’appelle Spaska, l’autre Zaroutschaïna ; cette dernière est située dans une charmante position et cachée, pour ainsi dire, par des bouquets de vieux mélèzes : cet arbre était en grande vénération dans la tradition païenne des Ostiaks. Aujourd’hui encore, et malgré les lumières du christianisme, le mélèze est particulièrement respecté.

Deux cimetières avoisinent l’église de Spaska : l’un est destiné aux riches et aux nobles ; les tombes qu’il renferme sont en marbre, en bronze ou en pierre… L’autre cimetière, celui des pauvres, c’est-à-dire la fosse commune, est protégé par un bois frais, touffu, plein d’ombre et de mélancolie. Alexandre Menschikoff avait été enterré dans le cimetière de Spaska ; ce favori, ce