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batterie de tubes à injection est établie sur chacun d’eux, et les habitants de ces logis s’inondent mutuellement, au sifflement des œufs et des cornets de poudre d’amidon, qui décrivent dans l’air de blanches trajectoires. Les heures se succèdent, et pendant que l’aristocratie continue à combattre du haut de ses demeures, la bourgeoisie, à l’étroit dans les siennes, se répand au dehors comme un torrent qui rompt ses digues. Les sexes, assortis par couples et munis de parapluies pour se garantir des douches des balcons, parcourent la ville au son des guitares et, surexcités par de copieuses libations, accompagnent leurs cris et leurs refrains des grimaces et des contorsions les plus extravagantes. Cette foule, qu’on croirait atteinte d’épilepsie, hurle et se démène comme un seul homme. Vers trois heures de l’après-midi, Arequipa n’est plus qu’une bouche immense d’où s’échappe un rugissement continu.

À ce moment, des troupes de chevaux caducs, borgnes, fourbus, enflés, étiques, sont amenés de la Pampilla, un désert situé au nord de la ville, et mis en vente sur la plaza Mayor. Là les va prendre qui veut. Le prix de ces coursiers du mardi gras varie de cinq à douze fr., selon leur degré de vitalité. En un clin d’œil des détachements de cavalerie sont organisés pour aller assiéger ceux des balcons dont l’artillerie liquide a causé le plus de ravages parmi la foule. Chaque cavalier, après avoir enfourché sa haridelle, prend à son bras un panier d’œufs, que d’agiles gamins ont mission de remplir quand il est vidé ; puis le détachement vient se porter devant le balcon signalé, que défendent habituellement des personnes du beau sexe. Celles-ci, armées de pompes, d’arrosoirs, de seringues, soutiennent fièrement l’assaut ; aux œufs de l’ennemi, elles ripostent par des torrents d’eau plus ou moins limpide. Souvent le combat dure plus d’une heure sans que la victoire se soit déclarée pour l’un des partis. Les hommes, trempés comme des tritons, les femmes, échevelées comme des bacchantes, rivalisent de bravoure et d’acharnement en se prodiguant des épithètes dans le goût homérique. Au plus fort de l’engagement, un cri strident, parti du balcon assiégé, retentit comme la note du fifre dans un charivari ; ce cri, que les hommes accueillent par un éclat de rire collectif, est poussé par quelque Marphise dont un œuf rose ou bleu, lancé par une main vigoureuse, vient de pocher un œil ou de meurtrir le sein, et qui se laisse choir tout éplorée dans les bras de ses compagnes. Cette victime du mardi gras est entraînée loin du champ de bataille, puis l’action, un instant suspendue, s’engage de nouveau. Mais, comme cette fois nos amazones ont à déplorer la défaite d’une sœur et son œil à venger, ce n’est plus par des douches courtoises qu’elles ripostent à l’ennemi, mais par des pots à fleurs, des tessons de cruche ou d’assiette, et tout ce qui leur tombe sous la main. Sous cette pluie de grêlons, qui meurtrit tout ce qu’elle touche et fait des chevaux borgnes autant d’aveugles, les guerriers éperdus se débandent et vont assiéger un autre balcon.

Dans les villages qui avoisinent Arequipa, le carnaval a d’autres allures. À Pancarpata, à Tingo, à Sabandia, des bandes d’hommes et de femmes, dont l’ivresse est montée au ton de la fureur, parcourent la campagne échevelés et écumants, hurlant Carnavo en manière d’Evohé, et poussant devant eux l’âne le plus maigre qu’ils ont pu se procurer ; tout individu qu’ils rencontrent, quels que soient son âge ou son sexe, est appréhendé au corps, dépouillé de ses vêtements, juché sur l’échine tranchante de l’aliboron et promené à travers champs pendant une heure. Quelques potées d’eau vidées de temps en temps sur les épaules du sujet, joignent pour lui la volupté du bain au plaisir de la promenade.

Les naturels de Sachaca et de Tiabaya célèbrent le mardi gras d’une façon moins drolatique peut-être, mais, en revanche, plus belliqueuse. Après avoir dépouillé les pommiers et les cognassiers de leurs fruits verts, ils mettent ceux-ci dans des paniers qu’ils passent à leur bras, et se répandent dans les sentiers en quête d’aventures. Le premier visage venu est une cible à laquelle ils adressent ces projectiles. Ces jours-là, les personnes timides qui s’effrayent à l’idée d’une meurtrissure se tiennent coites dans leurs demeures. Celles que la curiosité pousse à franchir leur seuil pour voir ce qui se passe au dehors reçoivent dans un œil, et cela au moment où elles y songent le moins, quelque fruit vert de la grosseur du poing. Le lendemain, la plupart des habitants de ces localités ont la tête enveloppée de bandages. Lorsqu’on les interroge à ce sujet, ils répondent que tout en s’assommant un peu ils se sont si bien divertis, que la douleur qu’ils ressentent à cette heure n’est rien, comparée au plaisir qu’ils ont éprouvé.

À la ville comme au village, le premier coup de cloche de l’Angelus du soir met fin à la bacchanale des rues. Tous les comparses du mardi gras se réfugient alors dans l’intérieur des maisons, où, les cheveux épars et les habits souillés par les luttes de la journée, ils continuent de boire, de hurler et de batailler jusqu’à l’aube du mercredi expiatoire. À cette heure, chacun dépouillant à la hâte son accoutrement de pierrot, se lave le visage et les mains, se donne un coup de peigne et court s’agenouiller aux pieds d’un moine, son partenaire de la veille, lequel, après l’avoir marqué au front d’une croix grise, en lui rappelant qu’il n’est que poussière, le renvoie dûment absous de ses folies.

Le chapitre des Mystères dArequipa, si nous consentions à l’écrire, offrirait des détails piquants et pleins d’intérêt, même à côté des Mystères de Paris et de Londres. Mais pour une partie du public parisien qui pourrait nous savoir gré de soulever le voile qui cache les plaies et les turpitudes d’une société sur laquelle pèsent de tout leur poids l’exemple et la corruption du passé, la population des deux sexes d’Arequipa se lèverait en masse pour nous jeter la pierre, ce que Dieu ne permette pas. Nous bornerons donc là cette notice ethnographique, qui complète tant bien que mal les renseignements fournis jusqu’à ce jour par les géographes, les voyageurs et les touristes, sur la cité de Pedro An-