Page:Le Tour du monde - 06.djvu/246

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

zurez de Campo Redondo ; puis, comme nos malles faites à l’avance viennent d’être placées sur le dos des mules de charge, que l’arriero dont nous avons fait choix s’impatiente et demande à partir, nous fermerons la porte de notre logis ; après en avoir remis la clef à l’hôtesse, nous enfourcherons notre monture, et, prenant par la Cordillère, nous continuerons notre promenade à travers le continent américain.




DEUXIÈME ÉTAPE.

D’AREQUIPA À LAMPA.


La Pampilla et les charbonniers. — La poste d’Apo. — Ce qu’on découvre et ce qu’on éprouve en y arrivant. — El soroche. — Causerie à bâtons rompus. — Huallata. — Une tempête à quinze mille pieds au-dessus de la mer. — L’hospitalité du sépulcre. — Coup d’œil rétrospectif sur la nation aymara. — Le lac d’or et le lac d’argent. — Élégie au sujet d’un coq. — Une nuit passée à Compuerta. — Paysage et choses diverses.

Au nord de la ville d’Arequipa, à l’extrémité de son faubourg de San Isidro, renommé pour ses buvettes, s’étend un désert de sable appelé la Pampilla. Les Indiens charbonniers, qui vont et viennent de la montagne à la vallée, l’ont choisi pour lieu de campement et y ont édifié leurs huttes. On dirait d’autant mieux une bande de gitanos, campée aux portes de la ville, que ces Indiens, par leur idiome[1], leurs vêtements et leur chevelure en queue de cheval, qui leur donne un aspect étrange, diffèrent complètement de la caste métisse d’Arequipa, avec laquelle ils n’ont d’ailleurs que les relations passagères nécessitées par leur commerce.

Soldat et rabona.

Une demi-heure de marche au pas ordinaire d’une mule suffit pour franchir ce désert, à l’extrémité duquel commence le chemin en zigzag qui conduit sur les hauteurs. Après une lente et pénible montée, pendant laquelle on a eu tout le temps d’étudier la configuration du volcan Misti et la perspective aérienne des villages et des cultures de la vallée d’Arequipa, on atteint le tampu de Cangallo, élevé de dix mille cinq cent cinquante-quatre pieds au dessus de la mer ; trois mille quarante-six pieds plus haut, on relève le monceau d’ossements de chevaux et de mules, connu dans le pays sous le nom de el Alto de los huesos, et l’on arrive enfin, courbatu de fatigue et le visage bleui par les effets de l’air autant que par le froid, à la poste d’Apo, première étape de la Sierra Nevada.

Là, le voyageur qui s’arrête pour passer la nuit et laisser reposer ses bêtes, peut admirer à loisir les splendeurs d’une nature hyperboréenne. Au nord, devant lui, la neige durcie recouvre le sol, les ruisseaux muets dorment sous la glace, les cascades ne présentent qu’un amas confus de stalactites dont les cristaux s’effilent par le bas, et, du nord-est au nord-ouest, quelques pitons neigeux de la chaîne des Andes se dressent à l’horizon comme de blancs fantômes. Le thermomètre marque de douze à quatorze degrés au-dessous de zéro.

Cette poste d’Apo que je venais d’atteindre à la chute du jour, n’est, comme tous les établissements de ce genre au Pérou, qu’une hutte plus ou moins grande divisée en deux ou trois pièces, et plus ou moins délabrée selon qu’on s’éloigne ou qu’on se rapproche des lieux civilisés. Un espace carré, sub Jove crudo, bordé d’éclats de pierre superposés, sert de remise et d’écurie aux montures des voyageurs. Quant à ceux-ci, ils s’établissent comme ils peuvent dans un des compartiments de la hutte, dorment sur la terre nue, s’ils ont négligé de se pourvoir d’un matelas ou de peaux de mouton, grelottent de froid pendant toute la nuit, et se lèvent d’aussi bonne heure que possible pour

  1. Ils ne parlent que le quechua, mais ils comprennent l’espagnol. Le premier de ces idiomes, que M. Huot, continuateur de Malte-Brun, dit être à Lima l’idiome de la galanterie et de la bonne société, y est non-seulement inusité, mais déprécié et tourné en ridicule comme tout ce qui se rattache aux us et coutumes de la Sierra. On peut même assurer qu’à Lima, à Arequipa et dans les autres villes du littoral, il ne se trouve pas dans la bonne société de chacune de ces localités cinq personnes en état de comprendre et surtout de parler le quechua, à moins que ces personnes ne soient originaires de la Sierra, ce qu’elles n’ont garde d’avouer après quelques années de séjour sur la côte, mais ce qu’on découvre sans peine à leur accent guttural et à leur prononciation vicieuse de l’espagnol.