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quand vient le moment de faire leur cour aux autorités civiles et religieuses.

— Mais c’est d’un arbitraire épouvantable ! exclamai-je.

— Par politesse, je ne contredirai pas Votre Seigneurie, me répliqua l’arriero,’mais l’Indien voit assurément la chose d’un autre œil ; s’il grogne quelquefois, jamais il ne crie. En bien des choses l’habitude fait tout. J’ajouterai même que la plupart des Punarunacunas[1] considèrent comme une partie de plaisir leur excursion dans les quebradas à la recherche d’un peu de métal. Seulement, ils aimeraient assez à faire seuls cette tournée : — tous sont mariés légitimement, et l’homme marié n’est pas fâché d’être libre un moment. Mais l’Évangile ayant fait une loi à la femme de suivre son mari, l’Indienne, sans s’embarrasser si la chose plaît ou non à son seigneur et maître, part à sa suite sous prétexte de lui faire à manger et de raccommoder ses chausses, mais en réalité pour le faire enrager ; puis, comme les enfants ne sauraient vivre sans leur mère et que les chiens s’ennuiraient sans les enfants, gens et bêtes abandonnent momentanément leur village ; c’est ce qui vous explique la solitude complète de celui-ci.

« Nos Indiens vont rester dix à douze jours en campagne. Au bout de ce temps, s’ils ont rempli leur chupa de métal, ils prélèveront sur le tout quelques piastres dont ils sont redevables aux autorités supérieures. Avec le reste de la somme ils achèteront de l’eau-de-vie et de la coca, puis de retour chez eux, ils danseront au son de la trompette de fer-blanc et du charango, boiront, s’enivreront et rosseront leurs femmes d’importance pour apprendre à celles-ci à ne pas abandonner une autre fois le toit conjugal. Mais ce sera peine perdue. La femme est incorrigible par nature, et par goût, l’Indienne aime à être battue. Cela flatte son amour-propre. Une bonne volée de coups de bâton ou d’une corde à nœuds, administrée de temps à temps par celui qu’elle appelle son palomachay[2] ou pigeon chéri, lui prouve mieux que des protestations et des serments sans fin, que l’homme en question l’a choisie pour compagne et continue à la chérir entre toutes les femmes… »

Ici la dissertation de Ñor Medina fut interrompue par les aboiements d’un chien qui semblait affecté d’une laryngite.

« C’est l’alco du curé, me dit-il, un pauvre animal devenu inutile comme son maître. »

Nous tournions en ce moment l’angle d’une muraille à peu près écroulée, et j’aperçus une bicoque adossée au chevet de l’église, dont le toit de chaume en saillie l’abritait du vent du nord, comme le feuillage d’une branche abrite le nid de l’oiseau. Cette demeure, percée d’une porte et d’une fenêtre, était si basse, qu’un homme à cheval eût pu, en se dressant sur ses étriers, s’accouder sur son faîte.

Alstrœmeria.

Un badigeon blanc égayait son humble façade. Sur le rebord de la fenêtre, dans un pot de terre commune, mais d’un galbe qui rappelait l’art des Étrusques, s’épanouissait une touffe de ces alstrœmères improprement appelées par nos horticulteurs lis des Incas[3] et dont la variété tomentosa, que je reconnus d’un coup d’œil, végète à l’ombre des buissons en certaines expositions abritées de l’Entre-Sierra. La vue de ces jolies fleurs aux pétales d’un rose verdâtre ponctué de rouge brun me causa une sensation de plaisir. Elles dénotaient chez leur possesseur une certaine délicatesse d’organisation qui me parut d’un bon augure pour le repas et la couchée que je comptais réclamer de lui. Comme le chien, un malheureux roquet édenté, chassieux, hérissé, redoublait ses aboiements en nous voyant mettre pied à terre, une vieille femme parut au seuil de la maison et nous regarda d’un air étonné.

« Dios bendiga à U. mamita[4], lui cria mon guide d’un ton à la fois respectueux et familier.

Allilamanta Hueracocha[5], » répondit la femme dans l’idiome des Quechuas.

Le mode de salut et la différence d’idiome entre les deux personnages témoignaient non-seulement d’un degré de civilisation de plus chez l’un que chez l’autre, mais dans le titre d’honneur que l’inconnue venait de décerner au muletier en réponse à la qualification de « petite mère » qu’elle en avait reçue, il y avait comme l’aveu tacite d’une infériorité de position dont je fus frappé malgré moi. Toutefois, je n’eus pas le temps de questionner mon guide à cet égard. La vieille femme, en apprenant par lui que je désirais voir le curé Cabrera, venait de n’inviter à entrer dans sa maison, où je la suivis, laissant Ñor Medina desseller nos mules.

Parvenue au fond de la première pièce, qui paraissait servir d’antichambre, de cuisine et de salle à manger, ma conductrice s’arrêta pour me demander timidement si l’affaire qui m’amenait près du curé était assez pressante pour qu’elle l’éveillât, l’ex-pasteur de Macusani se livrant en ce moment aux douceurs de la sieste.

À cette demande, je répondis courtoisement qu’il était inutile d’interrompre le sommeil du saint homme ; que

  1. Runa, homme ; puna, plateau ; cuna, les hommes des plateaux. — C’est le nom donné aux indigènes de la région du Collao.
  2. Le mot paloma, pigeon, colombe, est espagnol, cet oiseau n’existant pas à l’état sauvage dans l’Amérique du Sud, où il a été apporté par les Espagnols. En revanche, il s’y trouve sept à huit variétés de tourterelles, dont la plus grosse est de la taille d’un ramier, et la plus petite, de la taille d’un moineau franc. La première est appelée urpi ; la seconde cuculi. C’est l’urpi qui, sous le nom d’urpi-lla, d’urpilla-chay, douce tourterelle, tourterelle chérie, figure dans la plupart des yaraxis et des poésies des Quechuas.
  3. C’est le narcissus amancaës et non l’alstrœmeria, que les indigènes appellent lis des Incas.
  4. Dieu vous bénisse, petite mère.
  5. Bonjour, seigneur.