la rapidité avec laquelle se succédèrent les bouchées, dame Véronique, qui se tenait debout et me regardait de tous ses yeux, ne put s’empêcher de sourire. Mais ce sourire n’avait rien de blessant. Loin de paraître me railler sur ma gloutonnerie, il semblait au contraire m’inviter à redoubler d’activité. Je compris si bien l’invitation muette qu’il renfermait, que du cochon d’Inde il ne resta, cinq minutes après, qu’un squelette défiguré par la pression de mes molaires. Comme je venais d’attaquer la tortilla, Ñor Medina, poussé par cet instinct de l’estomac qui ne trompe jamais, se montra sur le seuil.
« Senor, grand bien vous fasse ! me dit-il en ôtant son feutre.
— Merci du souhait, » lui répondis-je.
En entendant une voix étrangère, le curé s’était retourné. Je m’empressai de l’instruire des nom, prénom et qualité du visiteur, mais sans rien dire du motif auquel nous devions sa visite, motif que j’avais compris tout d’abord à l’air mélancolique et passionné dont Ñor Medina regardait l’omelette.
« Ce brave homme mangerait peut-être un morceau ? observa le curé ; voyez, Véronique, dit-il à sa sœur, s’il ne reste pas de la sessina et un peu de chuno.
— Le senor padre est trop bon en vérité, » fit Ñor Medina en recevant dans une écuelle que lui tendit la sœur les mets locaux demandés par le frère et s’en allant dehors expédier sa pitance.
Mon attention, un instant distraite par cet épisode, se reporta de nouveau sur la tortilla, qui ne tarda pasà disparaître dans les profondeurs de mon œsophage. Comme il ne restait plus rien à manger, je bus quelques gorgées d’eau claire pour aider à la chymification du bol alimentaire, puis dame Véronique enleva les plats vides. Alors le curé, qui avait terminé sa prière, me proposa d’aller respirer un moment l’air du soir. Comme nous sortions, un joyeux carillon de cloches éclata dans la direction de Cabanilla. « Déja l’oracion ! » fit le prêtre. Dame Véronique qui nous avait suivis jusqu’au seuil, regarda le sommet des collines que rougissait un dernier rayon du couchant : « Mon frère, six heures sont sonnées, » dit-elle sans hésiter. Je tirai ma montre : elle marquait six heures trois minutes. « Cette femme est un véritable chronomètre, » pensai-je.
Le curé avait passé son bras sous le mien. Nous traversâmes le village dont toutes les masures étaient closes et nous entraînes dans la plaine. Un silence que ne troublaient ni la voix de l’homme, ni le chant de l’oiseau, ni le cri de l’insecte, régnait autour de nous. Le soleil venait de se coucher dans un linceul violet frangé de pourpre et d’or, et sous ces latitudes sans crépuscule la nuit allait succéder brusquement au jour. Déjà les lointains s’estompaient dans une brume opaque. Des vapeurs s’élevaient du fond des ravins et montaient dans l’air comme la fumée des trépieds. Les cerros voisins se rembrunissaient à vue d’œil. Quelques étoiles commencèrent à briller. Cependant le jour n’avait pas complétement disparu. Une vague et charmante lueur rose, reflet de la pourpre du couchant, teignait les neiges du Crucero qui fermaient l’horizon dans la partie de l’est. Ces neiges ainsi colorées et comme vivantes au milieu du paysage morne, grisâtre, somnolent, ressemblaient au sourire qui voltige encore sur la bouche d’une belle femme dont le sommeil a déjà clos les yeux. Devant ce calme et radieux spectacle de la terre éteignant ses rumeurs et du ciel allumant ses astres, spectacle que Dieu donne chaque soir à ses créatures et qu’il m’était permis de contempler, je ressentais une inexprimable pitié pour le pauvre prêtre qui, depuis quatre ans, n’en jouissait plus que par la pensée.
Notre promenade se poursuivait en silence. De temps en temps une courte phrase formulée par mon compagnon, et à laquelle je répondais avec le même laconisme, rattachait l’un à l’autre notre méditation mutuelle. Nous marchâmes ainsi à l’aventure, rêvant plutôt que causant jusqu’à ce que le froid de la nuit s’étant fait sentir, le vieillard manifesta l’intention de rentrer chez lui. Une demi-heure après nous étions assis sur son lit. Dame Véronique avait pris sa quenouille et, accroupie sur un bout de tapis à quelques pas de nous, filait à la clarté fumeuse d’un lampion.
« Le moment est venu, me dit le curé, de vous raconter la partie de mon histoire que les hommes ignorent et que Dieu seul connaît. Je ne sais ce que vous penserez de moi, après l’avoir entendue ; mais dussiez-vous n’accorder aux maux que j’ai souffert qu’une pitié railleuse, je croirais ne pas répondre à la sympathie que vous m’avez témoignée, ou y répondre mal, en vous faisant plus longtemps un mystère de ce que j’ai toujours caché avec soin à autrui.
« Je suis né à Canima, un petit village du département de Puno, et non pas à Macusani, comme l’ont dit mes biographes. À vingt-cinq ans, j’étais prêtre et je desservais la cure de Macusani, dans la province de Carabaya. Mes deux sœurs, Véronique et Epifania, restées seules après la mort de nos parents, étaient venues me rejoindre et vivaient avec moi. Pénétrés de la grandeur de mon ministère, tout entier aux obligations qu’il m’imposait, j’avais entrepris de tirer de l’abrutissement dans lequel ils étaient plongés les malheureux Indiens que Dieu m’avait donnés à titre de troupeau. Ouvrir les yeux de leur esprit à la vraie lumière, rendre l’espérance à leurs cœurs flétris, faire de ces pauvres esclaves que la peur du fouet tenait courbés devant un maître, des hommes libres, des frères en Jésus-Christ, indissolublement unis par les liens de l’affection et du dévouement, tel était le rêve que je caressais avant de prendre les ordres ; telle fut l’idée à laquelle, une fois prêtre, je résolus de consacrer ma vie.
« Après une première année passée dans l’exercice de mes fonctions et pendant laquelle je rebâtis, à l’aide de mes propres deniers, l’église de Macusani, qui tombait en ruine, je compris toute la difficulté de ma mission apostolique, dont je n’avais vu que le but sans m’embarrasser des moyens ; abrutis par une oppression de trois siècles, les hommes qui m’entouraient se mon-