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maison de Tiziano Vecellio que le doge Barbarigo, lorsqu’il le vit vieillir, installa dans son beau palais du grand canal.

Titien préféra toujours Venise au séjour des cours étrangères. Philippe II, Léon X et Paul III firent tous leurs efforts pour l’attirer près d’eux. Ils ne purent jamais l’y décider. Il serait difficile de trouver un site plus poétique que celui où s’élevait la petite habitation du Titien. Elle avait pour perspective toute l’étendue septentrionale des lagunes avec les îles de San Christoforo, de San Michele, de Murano, de Saint-François du désert, et pour fermer l’horizon, la chaîne bleue des Alpes Juliennes. Le petit escalier de cette gentille demeure fut souvent gravi par un autre homme de génie venant là pour fuir les importuns qui assiégeaient sa maison. Son escalier, disait-il superbement, était usé par les pieds de la foule qui, pour l’entendre et l’admirer, lui rompait la tête. Cet homme était l’Arétin. Plus loin, à Santa Maria del Orto, on passe devant la maison de Jacopo Robusti, dit le Tintoret. Elle est facile à reconnaître au saint enturbanné placé dans une niche, à côté de la porte. D’une nature paisible et bonne, Tintoret trouvait son plus grand plaisir à parler d’art avec ses amis et à faire de la musique. Excellent joueur de luth, de guitare et de divers instruments de son invention, on le voyait accompagner sa fille Mariette qui chantait à merveille. Élève du célèbre ténor napolitain Zacchino, elle touchait agréablement le grave cembalo.

À ces soirées musicales venait aussi le peintre da Ponte, très-habile musicien, et enfin le maestro Giuseppe Zarlino, directeur de la chapelle ducale de Saint-Marc.

La maison d’Alessandro Vittora, le sculpteur de l’escalier d’or et des plus belles salles du palais des Doges, mérite aussi qu’on y jette un regard. Elle est située calle della Pièta, et le buste de cet artiste de goût, mis au-dessus de la porte, indique à l’étranger sa demeure. Grand amateur de fleurs aussi bien que d’estampes, de dessins et de médailles, son cabinet était un véritable musée ouvert aux jeunes gens studieux.

Que d’habitations illustres, de palais remarquables et de galeries précieuses il nous resterait à voir. Citons seulement pour mémoire la maison de Giorgio Barbarelli, autrement dit le Giorgione ; elle s’élève sur le campo San Silvestre. Sa façade était couverte de peintures à fresques, aujourd’hui effacées et représentant des groupes d’enfants, des musiciens, des poëtes et autres fantaisies. Voici d’un autre côté le palais de Marino Faliero qui fait face au campo Sancti Apostoli, et enfin la vieille maison du Maure, la maison d’Othello, voisine de l’église del Carmine. En parcourant toutes ces ruelles pittoresques, nous passons le ponte del Paradiso (voy. p. 29), au-dessus duquel se dresse un portique aigu où la vierge Marie, costumée en reine du moyen âge, abrite sous son manteau un moine à genoux. Que de portes curieuses, ornées de blasons magnifiques, de sculptures tantôt grotesques, tantôt du style le plus élevé, que d’arcades élégantes, d’escaliers pittoresques et majestueux, de portiques et de colonnades où l’œil s’égare dans un mystérieux clair-obscur ! À chaque pas le peintre trouve un tableau où la beauté de la couleur s’ajoute à la beauté de la forme pour composer un ensemble à nul autre pareil. Pour bien voir et bien comprendre les merveilles de Venise, il faut la parcourir en tous sens, à pied plus encore qu’en gondole, il faut pénétrer dans ses cours, dans ses maisons[1]. Les étrangers se contentent de voir les musées, et ils quittent la ville sans se douter de ses richesses pittoresques. C’est là le côté peu connu de cette intéressante cité, c’est pourquoi nous en avons parlé plus longuement ; les autres richesses de Venise sont décrites dans tous les livres et guides du voyageur : nous nous abstiendrons d’en fatiguer le lecteur.


La lagune et ses îles. — Isola San Lazzaro dei Armeni.

Un beau matin du mois d’avril je partis de la Piazzetta en gondole découverte pour aller au couvent des Arméniens. L’île San Lazzaro, où il est situé, s’aperçoit en face de Venise, à un mille environ.

La lagune ce jour-là, calme et luisante comme un acier poli, fatiguait la vue ; le ciel était triste, ou pour mieux dire mélancolique. Couché sur les moelleux coussins de la barque, j’avançais doucement, sans autre secousse que la rêveuse oscillation que donne chaque élan du rameur. J’admirais le silence profond de la nature aux heures où elle se repose. Seuls, quelques chants lointains et doux du pêcheur des lagunes, apportés par la brise, dérangeaient cette somnolence de la mer et du ciel ; et sans la brise légère du matin, le vent des jacinthes, comme disent les poëtes arméniens, il eût été difficile de ne pas céder à l’engourdissement produit par une atmosphère tout imprégnée d’électricité.

Ainsi plongé dans la rêverie, j’oubliais le temps qui passe, lorsque les murs rouges de Saint-Lazare m’apparurent sortant des eaux qui les baignent. De loin, sur la lagune, l’enceinte du couvent avec ses immenses berceaux de vigne, ses bâtiments vermeils dont le soleil double l’éclat, et son campanile, construit dans le style oriental des minarets, apparaît comme un refuge, comme l’oasis dans le désert. En ce moment la gondole tournait l’angle de l’île des Fous après avoir laissé sur sa droite l’isola San Giorgio Maggiore. Au pied des murs, au-dessous d’une des fenêtres grillées derrière lesquelles s’agitent les malheureux hôtes de cet hôpital, une voix m’appela pour me demander du pain et la liberté. Être libre, c’est encore le vœu suprême des pauvres âmes qui ont perdu le pouvoir de se conduire !

Cet hôpital de San Cervolo est admirablement situé pour une maison d’aliénés. Il semble que les infortunés qu’on y soigne doivent ici garder une lueur dans la nuit

  1. Nous recommanderons aux artistes la vue prise du pont dell Acquavita, celle du Fondamenta della Misericordia, le Portico del Fillatojo, le Ponte Forner, le Ponte dei Pugni à la Misericordia, le Cortile Briati del Angelo Rafaele, celui du Palazzo Dona, de Bembo et Grimani, le Campo San Marino, les Portes delle Monache et de l’Abassa San Martiale, le Puits des Frari, etc., etc.