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L’arriero me regarda d’un air surpris et allait me demander probablement l’explication de mes paroles, quand le chasqui arriva sur nous, et nous ayant salué d’un coup de montera et d’une modulation de syrinx, nous demanda d’un ton gracieux, pour un courrier, d’où nous venions et si nous allions à Cuzco. Mon guide satisfit à cette demande. Alors les deux hommes se mirent à causer amicalement de la neige et du froid, des casse-cou de la Sierra et du manque de vivres, toutes choses que je savais depuis longtemps, puis quand ils eurent épuisé cette matière de conservation, ne trouvant plus rien à se dire, ils prirent congé l’un de l’autre en se recommandant à Dieu et s’offrant civilement une pincée de feuilles de coca, comme deux amateurs de poudre à Nicot se présentent leur tabatière. Le courrier ne prit que le temps d’échanger sa vieille chique végétale contre une chique plus juteuse, et nous saluant d’une gamme ascendante et descendante de son syrinx, se remit à trotter, la chevelure au vent.

Deux heures après cette rencontre, nous passions entre Cupi et Ocuviri, deux groupes de cabanes décorées du nom de villages et si exactement pareils, que de nuit ou se fût trompé, et croyant descendre dans l’un on eût mis pied à terre dans l’autre. À la clarté du jour, leur situation respective, par rapport au chemin, aidait le voyageur marchant vers le nord à les reconnaître. Ocuviri se trouvait à sa droite et Cupi à sa gauche. Mon compagnon, à qui je fis remarquer la singulière identité de ces deux hameaux-taupinières, dont toutes les portes étaient fermées, convint qu’ils avaient effectivement un air de famille ; puis il ajouta que cette ressemblance, dont je paraissais m’égayer, était précisément ce qui donnait aux villes et aux villages du Pérou un cachet spécial que n’offrait aucun de ces lieux dans les républiques voisines. L’homme, sans s’en douter, avouait ses goûts noblement classiques et son amour pour l’unité, sans laquelle, dit-on, il n’est pas de beauté parfaite. Je me gardai bien de le contredire.

Pampa de Llalli. — Village de Cupi et d’Ocuviri.

Dans la même journée, nous relevâmes successivement les hameaux de Macari et d’Umachiri, silencieux et clos comme ceux que nous laissions derrière nous et comme eux d’une laideur singulière. À une lieue d’Umachiri, nous passâmes devant un apachecta, contre lequel un Indien et sa compagne, qui conduisaient un troupeau de lamas, venaient de lancer, eu manière d’offrande la chique de coca qu’ils avaient dans la bouche. Cette façon de remercier Pachacamac, le maître omnipotent et invisible, d’être arrivé sans accident au terme d’un voyage, nous a toujours paru aussi originale que dégoûtante ; comme, après tout, chaque pays à ses usages, que tous les usages sont respectables ou doivent être respectés, nous nous garderons bien de critiquer celui-ci, et passant de l’effet à la cause, de la chique au monument, nous expliquerons la formation de ce dernier.

Le mot apachecta qu’on ne saurait décomposer, mais qu’on peut traduire, signifie dans l’idiome quechua, lieu de halte ou de repos. Les cimetières, que les Espagnols appellent tantôt Panthéon et tantôt Campo-Santo, portent chez les Indiens le nom d’apachecta. Quant à la chose, elle se compose, dès le principe, d’une poignée de cailloux, qu’un chasqui, arriero ou conducteur de lamas, qui passe et s’arrête un moment pour reprendre haleine, dépose au bord du chemin, non pour perpétuer le souvenir de la halte qu’il vient de faire, mais comme un tribut de gratitude qu’il paye ostensiblement à Pachacamac, maître et créateur de cet univers. Quelques jours, quelques mois s’écoulent ; un second Indien passe par hasard dans le même endroit, aperçoit les cailloux réunis par son devancier et s’empresse d’en ajouter d’autres au tas. Avec le temps, la poignée de cailloux devient une pyramide de huit à dix pieds de hauteur, que les passants, à mesure qu’elle s’élevait, ont cimentée avec un peu de terre détrempée par un jour de pluie. Quand l’œuvre est achevée, une main inconnue place à son sommet le signe du salut. Une autre main y attache un bouquet de fleurs. Ces fleurs se fanent, se dessèchent et sont renouvelées par d’autres mains pieuses. Le plus ou moins de fraîcheur de l’offrande indique que la route où s’élève l’apachecta est plus ou moins fréquentée par les caravanes.