Page:Le Tour du monde - 06.djvu/298

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N’oublions pas quelques autres églises, telles que San Just y Pastor, Santa Maria del Pi, San Pablo del Campo, etc. Comme la plupart des églises espagnoles, elles ne sont que faiblement éclairées par un demi-jour ; les chaises y manquent absolument, et sont remplacées par de grandes nattes de sparterie, sur lesquelles les femmes s’agenouillent ou s’accroupissent comme elles peuvent.

Après les églises nous allâmes visiter le cimetière, qui diffère tout à fait des nôtres, ainsi que toutes les nécropoles des grandes villes d’Espagne : ici, pas un arbre, pas une fleur, pas un seul brin d’herbe ; partout du marbre ou de la pierre. Qu’on se figure de longues allées parallèles de chaque côté desquelles s’élève une haute muraille percée d’une quantité de casiers alignés régulièrement, et formant plusieurs étages, à peu près comme les niches d’un columbarium romain ; chacun de ces compartiments est destiné à recevoir un corps enfermé dans un cercueil. Lorsqu’une inhumation vient d’avoir lieu, des maçons, attachés au cimetière, murent l’ouverture avec quelques briques et un peu de plâtre. Cette cité des morts renferme de nombreuses rues qui forment la plus étrange perspective ; les sépultures les plus riches sont couvertes de dalles de marbre blanc sur lesquelles sont sculptés des bas-reliefs et gravés les noms du défunt. Ici, comme chez nous, ces places s’achètent, et quand au bout d’un certain temps la famille n’a pu en payer le prix, on porte le corps dans des enceintes appelées zangas, où il est déposé dans une grande fosse, et brûlé.

On n’a pas l’habitude d’accompagner les convois ; seulement les parents et amis du défunt se rendent au cimetière et assistent au placement du cercueil dans sa niche. Nous fûmes témoins d’une scène de ce genre : les maçons venaient de rouler la lourde et haute échelle au moyen de laquelle ils atteignent les tombes les plus élevées ; un sepulturero suivait, portant le cercueil d’un enfant, orné de quelques fleurs artificielles ; ils s’arrêtent enfin : les parents étaient au pied de l’échelle, essayant de consoler la pauvre mère, qui fondait en larmes, en voyant le corps de son enfant enlevé par les maçons fossoyeurs ; ceux-ci fumaient leur cigarette, tout en faisant machinalement leur besogne, qui fut terminée au bout de quelques minutes.

Le sepulturero qui nous servait de guide nous fit ensuite visiter une salle dans laquelle les corps restent exposés pendant vingt-quatre heures avant d’être enfermés dans le cercueil ; pour bien s’assurer qu’on n’enterre pas des vivants, on se sert d’une précaution qui nous parut assez singulière : au bras du mort, on attache un cordon correspondant à une sonnette que le moindre mouvement ferait vibrer. Un gardien veille jour et nuit dans cette funèbre salle d’attente ; celui qui était de service ce jour-là nous assura que de mémoire d’homme ou n’avait entendu tinter la sonnette.

Du cimetière à une exécution capitale, la transition est assez naturelle ; il en est une dont nous fûmes témoins et qui nous laissa les plus vives impressions ; il semble qu’on veuille donner la plus grande publicité possible à ce triste spectacle. On sait qu’en Espagne la peine de mort s’applique au moyen du garrote, c’est-à-dire de la strangulation. Quand un criminel doit subir son châtiment, on entend pendant plusieurs jours à l’avance la voix nasillarde des ciegos ou aveugles, qui remplacent nos vendeurs de canards, annoncer dans les rues le programme de l’exécution, contenant le jour, l’heure et le lieu du supplice, avec toutes sortes de détails sur le condamné. Ordinairement l’exécution a lieu dans une vaste plaine, à proximité des faubourgs. Ce jour-là, la ville présente un aspect d’animation extraordinaire ; sur les places principales stationnent toutes sortes de voitures mises en réquisition pour la circonstance, qui, dès qu’elles sont remplies de voyageurs, partent au grand galop pour le lieu du supplice et reviennent de même, afin de faire le plus grand nombre de voyages possible. Des milliers de personnes de toutes les classes se trouvent réunies à ce triste rendez-vous. On voit des industriels qui débitent des gâteaux, des cigares, du feu et de l’eau, parcourir la foule en criant leur marchandise ; çà et là, sur l’herbe, se forment des groupes de gens qui mangent tranquillement les provisions qu’ils ont apportées. Faut-il ajouter que, comme chez nous, les femmes, avides d’émotions violentes, sont là en grande majorité ?

La distance que doit parcourir le condamné depuis sa prison est souvent assez considérable ; il fait ordinairement le trajet monté sur un âne, vêtu d’une longue robe jaune. On peut dire qu’on lui fait porter son propre deuil, car le jaune est la couleur du deuil en Espagne.

Le malheureux au supplice duquel nous assistâmes était un nommé Francisco Vilaró ; il avait assassiné l’alcade, c’est-à-dire le maire de son village. Comme il avait peine à se soutenir sur sa monture, il s’appuyait sur deux prêtres qui lui avaient mis entre les mains un livre de prières. Ses yeux se portaient tantôt sur ce livre, tantôt sur la foule qui formait la haie sur son passage et qu’il regardait d’un air hébété ; une longue file de pénitents, les uns avec des cierges à la main, d’autres portant des bannières et des christs presque grands comme nature, précédaient et suivaient le cortége ; ils psalmodiaient le chant des morts, qui sortait étouffé par leurs longs capuchons pointus, dans lesquels deux trous ménagés laissaient briller leurs yeux. Tout cela était on ne peut plus lugubre et leur donnait un faux air de familiers de l’inquisition.

Arrivé enfin au terme de ce dernier voyage, on le fit monter sur un échafaud très-élevé, au milieu duquel était placé un escabeau de bois, surmonté, en guise de dossier, d’un poteau assez élevé ; l’exécuteur, simplement vêtu de noir et portant la veste courte comme les ouvriers des villes, fit asseoir le condamné et fixa solidement ses bras et son corps au poteau, puis il lui lia également les mains et lui passa autour du cou un collier de fer qui traversait deux rainures pratiquées dans le poteau et venait, à la partie opposée, aboutir à une vis :