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lette ; une chemise de flanelle d’une couleur sombre, portée par-dessus l’article normal, est ce qu’il y a de plus commode. Pas de bretelles, mais une large ceinture en cuir, ou se placent le revolver, le bowie ou cure-dent de l’Arkansas : un long couteau à lame étroite et à charnière. Le vêtement inférieur doit être garni au fond et dans l’entre-jambes d’une bonne peau de daim, si l’on ne veut pas qu’il soit bientôt usé, et le bas doit en être recouvert par la botte, suivant l’usage sensé de nos grands pères, qui n’avaient pas eu l’idée ridicule de faire protéger le cuir par le drap. Les mocassins ont l’agrément des pantoufles quand il fait chaud, mais ils ne valent rien dans les lieux humides, attendrissent les pieds, et facilitent les entorses. Quelques voyageurs tiennent aux chaussettes, bien qu’elles tiennent les pieds froids, et en emportent six paires. Le mouchoir de poche est inconnu dans la Prairie ; certaines gens, néanmoins, sont mal à leur aise quand cet objet leur manque, n’ayant pas l’habitude de se moucher à la façon du père d’Horace.

Ces précautions prises et quelques autres encore, je montai, le 7 août 1860, dans le véhicule qui devait être ma demeure pendant près de trois semaines, et je commençai mon nouveau pèlerinage.

Je vous épargnerai, lecteurs, les détails de mes débuts, mes stations aux forts Indépendance, Kearny et Laramie, mes rares rencontres avec les hôtes naturels de la Prairie, Indiens et bisons, et franchissant, par la porte du Diable (Devil’s gate), les passes des montagnes Rocheuses que domine le pic Frémont (voy. p. 356), je ne m’arrêterai pour solliciter votre attention qu’à cinq ou six milles de la rivière Verte, où l’on rencontre la borne qui porte d’un côté le nom d’Orégon, de l’autre celui d’Utah ; ici nous sommes sur la terre de Déséret.

Le ranch ou station, où nous arrivons à six heures et demie, et qui se trouve au bord de la rivière, est la demeure de M. Macarthy, notre cocher. Fils d’un Écossais établi en Amérique, ce dernier a conservé des marques nombreuses de son origine, telles que des taches de rousseur et des cheveux qu’on peut se hasarder à qualifier de rouges ; peut-être aussi est-il un peu trop enclin à vider encore une fois la coupe de l’amitié. Il a dernièrement épousé une Anglaise, la fille d’un ouvrier de Birmingham, qui se rendait à la nouvelle Sion, et qui, avant la fin de son pèlerinage, ayant perdu la grâce, selon une des formules comminatoires de la foi nouvelle, devra être souffletée par Satan pendant un millier d’années pour avoir épousé un gentil.

Cette station a l’odeur indescriptible des villages hindous, ce qui tient probablement à l’emploi des peaux de bison et à la présence du bétail : on y voit des moutons, des chevaux, des mulets, et quelques vaches tellement fringantes qu’il est impossible de les traire. L’endroit où est placé le ranch produit, au milieu de cette plaine aride, l’effet d’une oasis ; il est pourvu d’une herbe épaisse, couvert de saules, d’arbustes et de fleurs, parmi lesquelles se remarquent des astères, des géraniums et des crucifères de différente espèce. Quelques arbres, spécialement des trembles, s’élèvent encore auprès de la maison ; ils diminuent tous les jours, et il y en a peu qui aient conservé leur feuillage. En d’autres pays, leur ombre, d’autant plus précieuse qu’elle est rare, les aurait fait respecter ; ici, le plus bel arbre est abattu, pour peu qu’on ait besoin d’une bûche. L’homme de l’Ouest a pour les bois une horreur instinctive ; c’est chez lui un sentiment héréditaire ; il attaque un arbre comme un basset casse les reins à un chat, et l’admirable cognée qu’il s’est faite aiguise encore le désir qu’il éprouve d’en finir avec les patriarches de la forêt.

Le Green River est le Rio Verde des Espagnols, qui l’ont appelé ainsi à cause de ses bords plantés de grands arbres et de ses îlots verdoyants. Les Yutas le nomment Piga Ogoué, ou la grande eau. Pour les autres Indiens, c’est la Sitskidiagi, ou rivière de la poule de prairie. Au moment de notre passage, son niveau est au plus bas ; sa largeur n’est que d’une centaine de mètres, et sa profondeur de quatre-vingt-dix centimètres. Dans la saison des crues, elle à deux cent quarante mètres de large. On ne peut, à cette époque, la franchir qu’en bateau ; et lorsque la route est sûre, le passeur va jusqu’à gagner cinq cents dollars par semaine, que souvent il dissipe en un jour. En certains endroits, les berges ont une hauteur de neuf mètres. La vallée peut avoir une largeur moyenne de trois milles.

C’est une eau rapide que celle de la rivière Verte ; elle coule à flots pressés comme si elle n’avait pas de temps à perdre, et, à vrai dire, elle a du chemin à faire. Sa longueur, son volume, sa direction lui donnent le droit d’être regardée comme la source du Colorado, qui, plus large que la Colombia, est aussi plus important. Il reste encore à explorer la partie supérieure du premier de ces deux fleuves, surtout les deltas compris entre le Colorado et ses divers affluents, tels que la Grande-Rivière et l’Yaquisilla, dont les trappeurs font de merveilleux récits. Le capitaine Grove, alors à Camp-Floyd, m’a dit qu’une expédition dans ces parages avait été souvent projetée. Vingt-cinq ou trente hommes bien armés, pourvus de bateaux à air, pourraient franchir sans crainte le pays indien, où les tribus sont clair-semées. Un rapport fidèle sur cette région, qui n’est connue jusqu’à présent que par des on dit plus ou moins fabuleux, tels que des vallées ayant pour enceinte des rocs inaccessibles et renfermant des trésors inouïs, des cités indiennes, etc., ne serait pas moins utile qu’intéressant. Je ne recommande pas l’entreprise aux voyageurs européens ; les États-Unis ont organisé depuis longtemps un corps d’ingénieurs topographes, composé d’hommes savants et pratiques, ayant fait des études spéciales, à qui l’on peut abandonner en toute sécurité le soin de pareilles expéditions.

L’excessive aridité du sol diminue sur les bords du Rio Green ; on y voit apparaître la gentiane et diverses plantes aromatiques. L’obione, qui me rappelle un peu le camel-thorn du Sindh (acacia de la girafe), est moins foncée qu’ailleurs et sa verdure franche contraste d’une manière avantageuse avec les teintes glauques de l’éternelle armoise.