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espace de plusieurs perches. Mais, dans sa partie supérieure, la passe est plus rapide que jamais ; nous redescendons de voiture, les quatre mules ayant bien assez de la pesante machine, et, tout en nous traînant, nous hissant avec effort, nous arrivons à la fin de cette montée, dont la longueur totale est de cinq milles. La crête de la montagne est étroite et forme brusquement un angle aigu posé sur un cône à large base. De cette hauteur, deux mille quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer, le pèlerin épuisé découvre, quand le ciel est pur, l’objet de ses vœux et de ses fatigues, la vallée sainte qui lui a fait entreprendre ce long voyage et dont il n’est plus qu’à dix-huit milles !

De là, le chariot complétement enrayé, s’engage sur une pente qui paraît impraticable, et nous prenons le sentier qu’ont suivi tant d’émigrants. Le sommet de la passe est presque entièrement dégarni de sa futaie, et le bruit de la cognée nous annonce que le bûcheron est toujours à l’œuvre. Ainsi dépouillées des arbres qui les protégeaient, les montagnes sont exposées en été aux chaleurs brûlantes qui produisent des légions dévastatrices de criquets, de sauterelles et de vers bleus ; en hiver, au froid glacial, aux amas de neige que le vent, dont rien n’arrête plus la force, amoncelle, au dire des montagnards, par trente et quarante pieds d’épaisseur. De novembre jusqu’en février, la passe ne peut être franchie qu’en traîneau ; encore est-on obligé de s’arrêter pendant qu’il neige.

Tombant dans la gorge de la crique du grand cañon, après avoir fait douze milles à partir de Bauchmin’s fork, nous gagnons, vers onze heures et demie, un ranch qui porte le nom du cours d’eau voisin. La maîtresse de la maison nous reçoit en l’absence du maître, et, suffoqués par la poussière, calcinés par le soleil qui élève le mercure à 39° 4/9, nous buvons copieusement et avec délices de l’eau fraîche et un peu dure qui, de la montagne, descend dans une auge placée près de la station.

Panorama du lac Salé. — Dessin de Ferogio d’après M. Stansbury.

Arrive le propriétaire du ranch, qui, après avoir sauté de son léger sulky, nous est présenté dans toutes les règles par notre cocher, sous le nom de M. Éphé Hank’s. J’ai souvent entendu parler de ce gentleman, qui, nous a-t-on dit, est le chef de la bande des Danites, le compagnon de Bill Hickmann et d’Orrin Porter Rockwell, en somme un brigand de la pire espèce. Il est rare que l’œil ne se plaise pas illustrer les récits dont l’oreille lui fait part ; je m’étais donc représenté un de ces bandits qu’on voit dans les Pyrénées ou les Apennins, et je suis singulièrement étonné du personnage qui s’offre à ma vue. Ce vil scélérat, comme l’appellent les anti-Mormons, dont la langue écrite ou parlée ne ménage pas les épithètes injurieuses, est d’une taille moyenne ; sa chevelure est blonde, ses traits sont réguliers, sa physionomie est ouverte, agréable, joyeuse et fine, et il unit aux façons du marin (son premier état) la cordialité du montagnard : « franc comme un chasseur d’ours, » est l’un des proverbes de ce pays-ci. De même que ses deux compagnons et que la plupart des Anglo-Américains, d’un courage que rien n’arrête et d’un caractère ardent, il a les yeux d’un bleu transparent et pâle, tirant sur le gris, toujours prêts à s’enflammer, et qui en attendant laissent tomber un regard froid et calme, n’évitant personne, ami ou ennemi.

Le terrible Éphé entra en matière par une allusion facétieuse aux périls que nous courons sous le toit d’un Danite ; à quoi je réponds en riant que pour nous Danite ou damné, c’est la même chose. Après le repas, je lui fais essayer mon fusil à vent ; il est facile de voir, à la manière dont il le regarde en hochant la tête, qu’il en comprend les avantages : « Il est parfois bien important de ne faire aucun bruit, monsieur ! une grande et belle invention ! Vous plairait-il d’avoir un petit démêlé avec mon homonyme[1] ? » ajoute mon bandit. J’accepte avec empressement, à la seule condition que la bête sera dépistée d’avance, afin de n’avoir pas à courir la montagne pour rien. Je n’ai pas à m’inquiéter des armes ; celles de notre hôte sont nombreuses et en bon état. M. Éphé d’ailleurs me conseille de ne prendre qu’un revolver de la taille d’un pistolet d’arçon. Il me dit ensuite qu’il se propose d’aller en Angleterre l’année prochaine, quand il aura mis la vieille femme au courant ; j’ai sans doute l’air étonné, car mistress Dana m’apprend, ce dont je la remercie, que les femmes des hommes de l’ouest, alors même qu’elles sont dans leurs dix-huit ans, comme mistress Hanks, ont droit à ce titre vénérable qui, néanmoins, n’est pas toujours envié.

  1. Les montagnards de l’ouest désignent l’ours gris sous le nom de vieil Ephraïm, dont Ephé est le diminutif.